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- Lutte ouvrière n°1806
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Leur société
À propos du livre de Pierre Péan et Philippe Cohen : La prétendue découverte de "la face cachée du Monde"
En dépit du battage médiatique dont il a été accompagné, ce pavé (plus de 600 pages) lancé dans une flaque d'eau, il est vrai quelque peu nauséabonde, ne révèle pas grand-chose que l'on ne connaissait, ou que l'on n'avait guère de mal à imaginer, sur les méthodes et les moeurs journalistiques, celles qui règnent au sein de l'équipe du quotidien Le Monde, mais tout autant au sein de l'ensemble des médias.
Les auteurs justifient leur enquête - un bien grand mot pour qualifier ce casse-croûte, ramassis d'anecdotes, souvent peu convaincantes, tendancieuses, parfois malveillantes - par le fait que Le Monde occuperait une place à part. Mais quelle importance y a-t-il à nous ressasser qu'Edwy Plenel, ancien de la LCR, aurait acquis dans cette organisation les méthodes de la magouille, du copinage et du noyautage? Comme si de telles moeurs étaient l'apanage du Monde, ou même des seuls milieux journalistiques?
Il suffit d'observer ce que l'on nous révèle des règlements de comptes au sein du monde politicien, des grenouillages au sein du PS, au sein des partis de droite, de ce qui se passe dans le milieu des affaires pour se dire que, pourri pour pourri, le vie du Monde ne se distingue guère des autres. Quelle importance de nous apprendre que Jean-Marie Colombani serait lié au lobby nationaliste corse et aurait imposé sa conception au gouvernement? Ou encore que le tandem Plenel-Colombani aurait mené campagne contre Mitterrand, c'est-à-dire, laissent entendre les auteurs, aurait décidé de saper l'autorité de l'État de droit? À manipulateur, manipulateur et demi. Mitterrand était un orfèvre en la matière et l'État de droit ne fait pas, une fois pour toutes, référence.
Les "révélations" de Péan et Cohen ne relèvent vraiment pas du scoop. Que Le Monde règle des comptes, à gauche, à droite, en usant de méthodes peu ragoûtantes, en se servant de journalistes qui se comportent comme des paparazzi de la plume, cela ne peut surprendre que ceux qui croient encore que le rôle des journalistes est d'informer, que leur qualité première serait la rigueur intellectuelle et l'indépendance d'esprit, ou pour le moins une neutralité sans faille. C'est une fable.
Daniel Carton dans son livre Tout cela est... off, exprime bien plus simplement son désenchantement face aux moeurs qui règnent dans la corporation. Hommes politiques, hommes d'affaires, célébrités côtoient les journalistes, savent se ménager leurs faveurs, dans des déjeuners, des voyages organisés ou des cocktails. Et cela fonctionne. Pas étonnant du coup que nombre de ces journalistes se prennent pour des faiseurs d'opinion, pour des personnages influents et qu'ils puissent se croire un "quatrième pouvoir", qui déciderait de l'orientation d'une politique, et pourrait faire ou défaire une réputation.
Les liens de la presse avec les puissances d'argent que Péan et Cohen dénoncent, à propos du Monde, en épinglant Alain Minc relève de ce même faux sensationnalisme. De tout temps la presse a été liée aux milieux d'affaires. Elle était la plupart du temps directement entre leurs mains. On disait du quotidien Le Temps qu'il était, avant et pendant la guerre de 1939-1945, le journal du Comité des forges, pour dire qu'il appartenait aux barons de l'acier. Par trop compromis par son attitude collaborationniste durant la guerre, Le Temps avait dû céder sa place et ses locaux, boulevard des Italiens au Monde qui reprit, pour marquer la continuité, la typographie de son titre. Son directeur Hubert Beuve-Mery était un homme de droite, qui ne s'en cachait pas mais qui fit du Monde, tentent de nous en convaincre les auteurs, le journal de référence. Il était pro-atlantique, ouvertement anticommuniste et bien évidement antiouvrier. Rien donc qui permette de dire qu'il était neutre. Alors Le Monde, journal de référence? Mais pour qui?
C'est cette période dans l'existence de ce quotidien que les auteurs présentent comme une référence, une sorte de mètre-étalon d'un journalisme idéal. Du coup, ils nous expliquent que le trio Colombani, Plenel, auquel s'ajoute Alain Minc, qui assure la jonction du quotidien avec le monde des affaires, dont il est un des fleurons, se serait emparé du quotidien à la hussarde, et qu'il en aurait bouleversé les méthodes, l'éthique. Il est bien possible que ce trio infernal ait perturbé le fonctionnement de ce journal et que le simple choc de leurs ambitions ait bouleversé la donne. Mais qu'est-ce que cela peut bien nous faire? Sinon montrer que Le Monde est une affaire comme les autres avec des méthodes de voyous, selon le mot désormais à la mode, et qu'il est lui aussi lié à ses actionnaires et à ses annonceurs, qu'il ambitionne de devenir une des grandes puissances du monde de la presse, qui est partie intégrante du monde des affaires. Mais quelle découverte! On peut en dire autant du Figaro, aux mains désormais de Dassault, qui contrôle d'autres titres; de Lagardère, le licencieur de Matra à Romorantin, qui, depuis le rachat de l'empire de presse de Vivendi, contrôle les trois quarts de l'édition en France; ou de Bouygues, qui contrôle TF1.
Faut-il nous convaincre que, pour avoir un scoop, les responsables de la rédaction du Monde sont capables de le chiper à un confrère, de le fabriquer, de travestir des informations? Mais qui est encore assez naïf pour considérer la presse comme une institution vertueuse? En tout cas pas nous, qui savons comment Le Monde, mais aussi tous les organes de presse, n'hésitent pas à manipuler en connaissance de cause les faits nous concernant, voire à les inventer de toute pièce le cas échéant.
Le livre de Péan et Cohen s'inscrit dans les méthodes qu'il prétend dénoncer: le sensationnalisme souvent douteux. Cela ne réhabilite pas les dirigeants du Monde, mais cela rend ce livre sans intérêt, sauf peut-être pour son éditeur et ses auteurs.