Démagogie anti-immigrés et profits capitalistes28/06/20022002Journal/medias/journalnumero/images/2002/06/une1770.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Démagogie anti-immigrés et profits capitalistes

Le Premier ministre espagnol de droite, Aznar, avait déclaré vouloir " blinder la porte sud " de l'Europe en verrouillant ce détroit de Gibraltar que tentent de traverser chaque année, 100 000 immigrants, dit-on, venus d'Afrique, et où beaucoup trouvent la mort (de 1997 à 2001, on a relevé 3000 cadavres sur les plages espagnoles pour, estime-t-on, une dizaine de milliers de " disparus " en mer). Soutenu par Aznar et son homologue italien Berlusconi, le chef du gouvernement britannique, le travailliste Blair, réclamait que l'Union européenne sanctionne les pays du Tiers Monde qui ne dissuaderaient pas assez leurs ressortissants d'émigrer. Et voici quelques semaines, lors du pré-sommet de Rome, les ministres de l'Intérieur des Quinze avaient évoqué la création prochaine d'un corps européen de gardes-frontières préfigurant, disait-on, une " politique européenne commune de lutte contre l'immigration illégale "...

Annoncé à coups de trompette comme devant promouvoir cette politique, le sommet des quinze chefs d'État et de gouvernement de l'Union européenne qui vient de se tenir à Séville a finalement décidé... de ne pas décider grand-chose. Le Premier ministre suédois a qualifié de " stupidité " les projets dont il avait été fait grand bruit. Blair n'aurait " jamais utilisé le mot sanction ". Quant à Chirac, il a déclaré qu'il ne pouvait en être question. Même si les uns et les autres ont réaffirmé leur volonté de " lutter contre l'immigration illégale ", tous ont clairement donné à entendre que les mesures qui seraient prises le seraient au cas par cas, chaque État voulant décider seul de ce qu'il fera ou pas, et de la façon dont il présentera la chose.

Des intérêts divergents

Ce " désaccord de Séville " n'a rien de surprenant. Il a des raisons où figurent en bonne place les intérêts particuliers, sinon divergents - ceux de leur bourgeoisie nationale - que défendent les États de " l'Union " européenne (on a également pu le constater sur d'autres sujets : réduction des déficits publics, élargissement de l'Union à l'Europe de l'Est..., abordés à Séville sans qu'il en sorte de réelles décisions communes) ; des intérêts qui sont même franchement contradictoires quant à la " réforme de la politique agricole commune ", une PAC qui oppose deux des principales puissances du continent, l'Allemagne et la France.

Concernant l'immigration " illégale ", ce n'est bien sûr pas un quelconque souci humanitaire qui fait se prononcer Chirac contre des sanctions visant des pays décrits comme exportateurs de main-d'oeuvre. Outre l'intérêt particulier que le RPR a à ménager des sources africaines peu avouables de son propre financement, il y a là l'expression du souci du représentant de la bourgeoisie française qu'est Chirac de ne pas détériorer les relations de l'État français avec les dirigeants de pays du Tiers Monde, et d'abord de ses anciennes colonies où il croise désormais des puissances impérialistes rivales, européennes ou non.

Quel qu'ait pu être le passé, colonial ou non, des grandes puissances européennes, cela vaut pour tous leurs dirigeants. Et, plus généralement, les Blair, Chirac, Aznar, Schröder, Berlusconi savent tous que leur économie a besoin pour fonctionner, et pour fonctionner au moindre coût possible pour leur bourgeoisie, de travailleurs immigrés, illégaux ou non.

Peu avant le sommet de Séville, Aznar a ainsi tenu à rappeler aux milieux d'affaires d'Andalousie qu'il n'était pas question d'adopter des mesures qui auraient pu menacer cette puissante agriculture andalouse qui exporte dans toute l'Europe des fraises, olives, tomates, fleurs et oranges produites par une main-d'oeuvre... nord-africaine ou est-européenne d'autant plus exploitée et sous-payée qu'on la maintient dans l'illégalité en refusant de lui donner des papiers en règle. En Italie, non seulement les PME, mais toute l'économie profitent de la proximité des Balkans d'une part, de l'Afrique d'autre part, qui lui fournissent un contingent " illégal " sans cesse renouvelé d'immigrés. Même chose pour l'industrie, le bâtiment, les services et autres " petits boulots " en Allemagne, où l'on trouve nombre d'immigrants yougoslaves, turcs, albanais... outre des informaticiens indiens que l'Allemagne " importe ", légalement cette fois, car sans eux elle ne pourrait faire fonctionner à bon prix des pans entiers de ses industries de pointe.

Une main-d'oeuvre nécessaire

Les dirigeants européens évaluent à 47 millions d'immigrants les besoins en main-d'oeuvre du continent (Russie comprise) d'ici à 2050, soit un million par an. Un organisme européen, Eurostat, estime à 1,8 million le nombre de postes qualifiés (médecins, infirmières, informaticiens, ingénieurs...) que l'Union européenne ne pourra pourvoir qu'en faisant appel à du personnel étranger.

Cela, tous les " décideurs " économiques et politiques - comme aiment à se qualifier les patrons, les ministres et autres - le savent. Et ils savent tout autant que leur propre système, fondé sur l'exploitation et le pillage de la planète entière, en condamnant à la misère les trois quarts de l'humanité, pousse toujours plus d'hommes et de femmes des pays qu'ils ont appauvris à tenter d'immigrer. Légalement s'ils le peuvent, et le plus souvent illégalement puisqu'on ne leur en laisse pas le choix.

L'ignominie du sort fait par le système capitaliste à des milliards d'êtres humains se double ainsi d'une autre ignominie, le durcissement, par les États nantis, des conditions qu'ils opposent à ceux qui veulent y venir pour survivre. Les tenants de ces États savent pertinemment qu'aucune barrière, même hérissée de barbelés et de règlements de plus en plus répressifs, n'empêchera ces hommes et ces femmes de tenter leur chance, la seule que leur laisse ce système barbare. Mais en durcissant leurs règlements anti-immigrés, en rejetant ces derniers dans l'illégalité, ils fragilisent encore plus leur situation, au profit de secteurs entiers de la bourgeoisie d'Europe. L'opération est doublement profitable au patronat puisque, en présentant les immigrés, victimes d'un monde saigné par le capitalisme, comme des coupables, ceux qui nous gouvernent cherchent à détourner sur eux l'attention d'autres victimes, celles-là déjà sur place, de l'exploitation patronale : les chômeurs, les travailleurs dont les salaires sont bloqués au plus bas et qui voient leur niveau de vie se dégrader, ce dont les seuls responsables sont les patrons et les classes dominantes bien d'ici.

À Séville, les dirigeants politiques des bourgeoisies européennes ont, peut-être, plus procédé à des effets d'annonce que pris beaucoup de nouvelles mesures contre l'immigration " illégale " - du moins, à en croire la presse. Mais même s'il ne s'agit que de cela, même s'il ne s'agissait " que " de faire du Le Pen à la sauce Chirac, Blair ou autre, cette démagogie ajoute à la barbarie d'un système qui condamne des millions d'êtres humains à émigrer pour échapper à la faim, aux guerres et aux dictatures, une autre barbarie : celle de la xénophobie et du racisme consciemment distillés par les élites " civilisées " au pouvoir pour diviser les exploités.

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