Analyse : Après le premier tour26/04/20022002Journal/medias/journalnumero/images/2002/04/une1761.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Elections présidentielles

Analyse : Après le premier tour

A en juger par les titres à la Une des journaux au lendemain du premier tour de la présidentielle - le " séisme ", le " choc ", la " bombe Le Pen " -, la présence de Le Pen au deuxième tour de cette élection n'est pas seulement une surprise, mais serait aussi un événement politique majeur.

Le fait qu'un représentant de l'extrême droite soit au deuxième tour de l'élection présidentielle est, en effet, une nouveauté. Est-elle pour autant l'expression d'une poussée de l'extrême droite ?

Voyons d'abord les chiffres

L'électorat de Le Pen atteint en effet 4 805 307 votants (16,86 %). C'est un électorat numériquement important mais il était déjà de 4 571 138 votants (15,00 %) lors de la précédente présidentielle, en 1995, et 4 375 894 (14,39 %) en 1988.

Si, à l'électorat de Le Pen, on ajoute celui de Mégret, qui a obtenu 667 123 voix (2,34 %), cela fait donc en 2002 un électorat d'extrême droite de 5 472 430 votants (19,20 %). Pour mesurer ce même électorat en 1995, il faut ajouter aux votes obtenus par Le Pen ceux de De Villiers, qui jouait à peu près sur le même registre que Le Pen : le repliement national, la démagogie anti-immigrés avec une bonne dose de xénophobie, mais sur une partition un peu plus châtiée, chère à son personnage de marquis sorti d'une autre époque. Le total des voix obtenues par Le Pen et De Villiers a été à l'époque de 6 014 373, soit 19,74 % de l'électorat.

En l'occurrence, l'audience de l'extrême droite, bien qu'à un niveau très élevé, ne s'est pas élargie et se serait même quelque peu rétrécie. Tout au plus peut-on dire qu'après avoir traversé la crise que l'on sait, et qui a divisé le Front National entre Le Pen et Mégret, le premier a très nettement pris le dessus par rapport à son concurrent.

La presse cite, sur le ton de l'affolement, le pourcentage important des votes obtenus par Le Pen dans certaines régions, comme par exemple en Alsace. Elle " oublie " d'ajouter cependant qu'aussi bien dans le Haut-Rhin que dans le Bas-Rhin, Le Pen obtient moins de voix cette année qu'en 1995.

Le recul important de l'électorat du Parti Communiste dans un département où son influence était naguère déterminante, en Seine-Saint-Denis, fait dire à la presse que ce département est l'expression du progrès important de l'extrême droite. Mais si, dans ce département, Le Pen recueille 70 232 voix, il en avait recueilli 91 176 en 1995.

La nouveauté donc, si nouveauté il y a, n'est pas un progrès de l'extrême droite mais le recul de Jospin. Malgré ce recul important, l'écart qui sépare Le Pen de Jospin n'est que de 194 558 voix (0,68 %). Et s'il a suffi de cette mince différence pour écarter Jospin, c'est en raison de la loi électorale qui ne laisse en présence au deuxième tour que les deux premiers arrivés du premier tour, même si la différence entre le deuxième et le troisième est tout à fait minime.

Mais le ton catastrophé de la quasi-totalité de la caste politique et de la grande presse ne vient pas d'une erreur d'appréciation. Il s'agit purement et simplement de mensonges ou, si l'on veut, de propagande intéressée.

Chirac et son camp ont évidemment intérêt à se présenter comme des " sauveurs de la République et de la démocratie " face à la menace de l'extrême droite. Chirac, cet homme du patronat, ce politicien avec de multiples casseroles accrochées à ses basques, peut ainsi escompter une élection quasi plébiscitaire, alors que deux jours avant il n'était pas en situation d'en espérer autant.

Du côté de la gauche, brandir la " menace fasciste " permet de justifier son honteux alignement derrière Chirac et, par la même occasion, de tenter de faire oublier sa responsabilité dans le maintien d'une extrême droite électoralement forte dans le pays depuis pas loin d'une vingtaine d'années.

Personne ne peut penser sérieusement que Le Pen puisse être élu face à Chirac. Bien que Chirac ait perdu quelque 700 000 électeurs entre les premiers tours de 1995 et de 2002, les 5 660 440 voix qu'il a obtenues sont cependant supérieures aux voix qui se sont portées sur Le Pen et Mégret. Autant dire que, rien qu'avec l'apport de la droite parlementaire réunie derrière son nom, il ne courra aucun risque et est certain d'être réélu.

Mais, du Parti Socialiste au Parti Communiste, en passant par les Radicaux de gauche et les Verts, tous les partis de la Gauche plurielle, qui ont choisi de ne pas donner leurs voix à Jospin au premier tour, ont choisi de les donner à Chirac au second.

Ainsi donc Chirac, déjà soucieux de l'opinion publique de l'extrême droite pendant la campagne électorale, et qui le sera encore plus une fois réélu, pourra prendre des mesures réactionnaires, avec la caution de toute la Gauche plurielle.

L'avenir dira si la préoccupation de Chirac de plaire à l'extrême droite se traduira par une politique antiouvrière plus ouverte et par des mesures d'extrême droite (en matière de sécurité, vis-à-vis des travailleurs immigrés, etc.) ou en cherchant à associer l'extrême droite directement au pouvoir. Dans les deux cas cependant, l'arrivée de Chirac à la présidence de la République ne sera certainement pas un barrage contre les idées de cette dernière, mais une voie possible pour accéder aux sommets de l'Etat pour celle-ci.

Le recul du Parti Socialiste...

C'est le recul de l'électorat socialiste qui est le fait marquant de cette présidentielle, et pas un prétendu progrès de l'extrême droite. Il suffit de comparer le nombre des votes recueillis par Jospin cette année, 4 610 749 (16,18 %) à ceux de 1995, 7 097 786 (23,30 %) pour mesurer le recul. Sans même évoquer les 10 367 200 votes (34,10 %) recueillis par Mitterrand au premier tour de l'élection de 1988. Malgré les rodomontades des dirigeants socialistes qui, malgré leur débâcle électorale, continuent à vanter leur gestion gouvernementale, Jospin a payé cinq ans de politique antiouvrière et propatronale.

S'il y a une chose qui apparaît clairement au vu de la baisse des voix en faveur de Jospin et de l'accroissement du nombre d'abstentions, c'est qu'une grande partie de l'électorat populaire ne voulait plus de Jospin et de la politique qu'il incarnait. Et l'image de Jospin, annonçant son abandon de la vie politique en même temps que le constat de sa déroute lamentable, pourrait passer pour le symbole de ce Parti Socialiste veule, lâche, qui, à force d'être attentif aux intérêts, aux aspirations et même au qu'en dira-t-on des classes possédantes, a été organiquement incapable de sentir le ras-le-bol montant dans la population laborieuse. Même au lendemain de sa défaite, ses responsables n'ont pas pu s'empêcher d'en accuser les abstentionnistes, les " extrémistes ", voire cet électorat qui n'a pas su apprécier tout ce qu'ils ont fait au gouvernement.

... entraînant la chute du Parti Communiste

De toutes les autres composantes de la Gauche plurielle, c'est le Parti Communiste qui paie le plus cher en influence électorale sa participation au gouvernement Jospin. En 1995, où pourtant l'électorat du Parti Communiste était déjà sans commune mesure avec ce qu'il avait été il y a vingt ans ou plus, Robert Hue avait recueilli 2 632 460 votes (8,64 %). Cette fois, Robert Hue se retrouve avec 960 757 votes (3,37 %). C'est une véritable débâcle. C'est aussi l'expression du fait que le rejet du gouvernement Jospin vient en partie de l'électorat du Parti Communiste et, en particulier, de son électorat ouvrier.

Si les Verts ont tiré leur épingle du jeu malgré toutes les couleuvres avalées par leurs ministres dans le domaine de l'écologie, c'est que leur électorat se recrute dans des milieux qui ont moins souffert de la politique de Jospin que le monde du travail.

Quant aux Radicaux de gauche, leur meilleur atout a été que personne ne connaît leurs ministres, ni même sans doute leur participation au gouvernement, et qu'ils ont choisi une candidate qui n'est même pas membre de leur parti.

En revanche, même si certains ministres du Parti Communiste ne sont pas plus connus du public que les ministres radicaux de gauche, il n'en est pas de même de la participation du Parti Communiste au gouvernement. Car c'est cette participation qui a servi de caution au gouvernement Jospin auprès du monde du travail pour toutes les mesures antiouvrières ou propatronales, des privatisations aux 35 heures, en passant par la continuation des mesures prises par la droite pour les retraites, la Sécurité sociale, la politique des quotas en matière de santé, etc.

La déroute électorale de Robert Hue sanctionne toute la stratégie du Parti Communiste, basée sur le sacrifice des intérêts du monde du travail pour quelques strapontins ministériels.

Tout au long de la campagne, les rares fois où le Parti Communiste évoquait un argument politique au lieu de se contenter d'injures ou de calomnies, Robert Hue a opposé le " réalisme " de sa politique à la prétendue utopie des objectifs défendus par Arlette Laguiller. Qu'il soit dit en passant que, s'il est bien difficile de dire dans quelle mesure les calomnies véhiculées par la presse du Parti Communiste ou par certains de ses militants dans les quartiers ou dans les usines ont pu nuire aux résultats d'Arlette Laguiller, ce qui en tout cas est évident, c'est qu'elles n'ont pas suffi à sauver Robert Hue du naufrage.

La faute à l'extrême gauche ?

L'idée que c'est l'extrême gauche qui a fait chuter Jospin est non seulement véhiculée dans les milieux du Parti Socialiste mais, comble du cynisme, même dans d'autres milieux de la Gauche plurielle, en particulier parmi les Verts. Passons sur le fait que les Verts, ayant participé au gouvernement Jospin, sont co-responsables de la politique menée et qui s'est traduite par la chute des votes en faveur de Jospin. Mais si les Verts tenaient tellement à ce que Jospin passe bien le premier tour, pourquoi donc ont-ils présenté - ainsi que le Parti communiste et même les Radicaux de gauche - un candidat à eux, opposé à Jospin ?

En ce qui concerne Lutte Ouvrière, la Ligue Communiste Révolutionnaire ou le Parti des Travailleurs, nous n'avons pas été des alliés de Jospin. Il était normal que nous nous présentions contre lui.

Les quatre candidats de la Gauche plurielle - sans compter le cas particulier de Chevènement - ont totalisé 7 727 983 voix, c'est-à-dire un nombre de voix supérieur de 2 200 000 par rapport à l'ensemble des voix de Le Pen et de Mégret. Si ces quatre composantes de la Gauche plurielle, qui ont été alliées au gouvernement, avaient été solidaires de la politique de celui-ci et avaient soutenu Jospin, non seulement celui-ci aurait été au deuxième tour mais, au premier tour, aurait largement dépassé Chirac. S'ils ont choisi de se présenter indépendamment, ce n'est même pas pour des raisons politiques puisqu'ils ont mené la même pendant cinq ans et qu'ils avaient annoncé que, de toute façon, ils soutiendraient Jospin au deuxième tour, et donc sa politique. Ils l'ont fait dans un but très intéressé, de boutique : se mettre dans la meilleure situation pour négocier avec le Parti Socialiste des circonscriptions éligibles pour les législatives et, en cas de victoire de la gauche, des sièges de ministre. De surcroît, pas plus que le Parti Socialiste, ils n'ont vu que la désaffection de l'électorat à leur égard était telle que Jospin, concurrencé par son propre camp, risquait de ne pas passer le premier tour. Outre sa propre politique, le Parti Socialiste ne peut s'en prendre qu'à la trahison de ses propres alliés.

L'extrême droite et le monde du travail

La droite regroupée derrière Chirac, comme la Gauche plurielle, chacune à sa façon, essaient de faire oublier leur politique passée en agitant la menace de l'extrême droite. Il ne faut pas tomber dans ce piège.

Au-delà du jeu de ces partis, la présence et la consolidation de l'extrême droite dans ce pays sont bien sûr préoccupantes pour le monde du travail. Elles sont préoccupantes en raison de la démagogie que ce milliardaire réactionnaire véhicule et des effets nuisibles de cette démagogie dans le monde du travail lui-même. Malgré ses quelques flatteries verbales en direction des " ouvriers ", des mineurs, des métallos et des petits, cet homme est un adversaire féroce de la classe ouvrière. Le seul avenir qu'il lui réserve est de la faire marcher au pas. Il se présente en homme du changement, mais sa politique est de servir le grand patronat, tout autant que le fait ouvertement Chirac ou hypocritement Jospin, mais avec des méthodes plus autoritaires si possible.

Mais, pour contrebalancer l'influence de Le Pen dans les couches populaires, il ne s'agit pas de soutenir ce " front républicain " qui est en train de se dessiner avant le deuxième tour derrière Chirac et après peut-être sous d'autres formes. Le Parti Socialiste, comme les partis de la droite, sont aussi responsables les uns que les autres de la persistance d'une extrême droite influente dans ce pays. Les prendre pour des sauveurs, c'est au contraire favoriser la montée future de l'extrême droite.

Combattre l'extrême droite, c'est au contraire contribuer à ce que les travailleurs, dégoûtés des trahisons des uns et des autres, retrouvent confiance en eux-mêmes, reprennent le chemin de la lutte et retrouvent les valeurs du monde du travail. Et c'est cet avenir que l'extrême gauche doit préparer.

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