L'assassinat en Afghanistan, le 19 novembre, de quatre journalistes dans une province officiellement "libérée" des talibans, est attribué par la presse à "des hommes armés non identifiés". Talibans ? Bandits de grand chemin ? Pillards ? Hommes de l'Alliance du Nord ? Bien malin qui pourrait les distinguer les uns des autres.

Depuis au moins vingt ans, dans ce pays ravagé par des troupes étrangères et diverses dictatures, les seigneurs de la guerre locaux n'ont cessé de changer de camp au gré de leurs intérêts et des retournements d'alliance. Mais en menant toujours la même politique de pillage, de mise en coupe réglée de la population, à la tête de "clans" contrôlant des portions du territoire - et parfois, la capitale, sinon le pouvoir central - avec ce que cela leur offre d'opportunités dans le domaine des trafics lucratifs en tout genre.

La fuite des talibans devant les troupes de l'Alliance du Nord - et surtout, les bombes et missiles occidentaux - n'a évidemment rien changé de fondamental à la situation. Une clique en a remplacé une autre à Kaboul, c'est tout.

Et il faut toute la naïveté - feinte ou réelle - de certains journalistes pour s'étonner que les femmes n'aient pas abandonné le tchadri (le voile intégral) dans Kaboul. Comme si les Kaboulies, dont certaines ont déclaré à des reporters qu'elles ne le feraient que si les autres le faisaient, ne disaient pas ainsi leur crainte d'un retour de bâton et que cette "libération", dont se rengorgent les Bush, Chirac, Jospin et consorts, n'en soit pas une.

Une et même deux hirondelles ne font pas le printemps, pas plus que le retour de deux présentatrices à la télévision locale, non masquées, mais portant le foulard islamique. Etait-ce pour ne pas heurter les préjugés des téléspectateurs ? Ou était-ce à tout hasard, au cas où le nouveau pouvoir, celui de l'Alliance du Nord où les islamistes sont en force, voudrait, comme dans son fief d'origine, ne rien changer aux "traditions" qui pèsent sur la population, et d'abord sur les femmes ? Cela, pour ne rien dire du souhait, répété, de Bush et d'autres dirigeants occidentaux que ce nouveau pouvoir fasse la part belle à des talibans, dits "modérés" simplement parce qu'ils seraient accommodants avec les Etats-Unis.

En fait, les dirigeants des puissances impérialistes ne voient pas, après avoir assené à la population la démonstration de leur force, quelle solution pourrait remettre un peu d'ordre, de leur ordre, dans un Afghanistan aux mains des clans de seigneurs de la guerre. Car ce sont eux les grands vainqueurs de ces dernières semaines, et non la population, quoi qu'en disent avec hypocrisie diplomates et médias occidentaux. Et leur rivalité a recommencé à se manifester dès la chute de Kaboul.

C'est, entre autres, parce que les talibans avaient su s'imposer par la violence, sur la population et dans une certaine mesure sur les chefs de guerre locaux, que les dirigeants occidentaux s'en accommodaient. C'est, déjà, pour tenter de mettre un terme à cette instabilité chronique - outre, bien sûr, de protéger leur zone d'influence - que, il y a une vingtaine d'années, les dirigeants de la bureaucratie russe avaient envoyé leurs troupes sur l'Afghanistan. On connaît la suite.

Aujourd'hui, les dirigeants du monde occidental ont, par leur intervention militaire, encore plus martyrisé ce pays et sa population, détruit certaines des misérables infrastructures que la guerre de Brejnev-Gorbatchev n'avait pas détruites. En prime, si l'on peut dire, ils ont donné aux factions en présence, appuyées sur des puissances régionales (Pakistan, Iran, Ouzbékistan, Tadjikistan notamment) ayant des visées sur le pays, des moyens accrus de le dépecer.

Pendant ce temps-là, entre un vieux roi réactionnaire ressorti de son exil européen et une improbable "assemblée des 120", censée représenter toutes les ethnies - en fait, les chefs de clans - du pays, les diplomates de l'ONU commis par les Etats-Unis et leurs alliés tentent de dégager une "solution politique" qui ne s'effondre pas avant même d'avoir été envisagée.

Et dans ce bourbier sanglant, où l'impérialisme vient de semer de nouvelles bombes à retardement, au propre comme au figuré, il se trouve des journalistes occidentaux pour s'étonner que les femmes, notamment, ne croient pas à la prétendue oeuvre libératrice des grandes puissances impérialistes...