Faut qu'ça roule... pour les profits02/11/20012001Journal/medias/journalnumero/images/2001/11/une-1737.gif.445x577_q85_box-0%2C11%2C166%2C227_crop_detail.jpg

Leur société

Faut qu'ça roule... pour les profits

L'accident du 24 octobre dernier dans le tunnel suisse du Saint-Gothard évoque inévitablement celui du tunnel du Mont-Blanc, moins de deux ans plus tôt, le 24 mars 1999. Dans les deux cas, la catastrophe a été déclenchée par des poids lourds qui ont pris feu. Comme pour les 39 victimes du tunnel du Mont-Blanc, l'incendie et les vapeurs toxiques dégagées par la cargaison en feu (des pneus et des bâches), dans une galerie à double sens de circulation, ont tué au moins 11 personnes, puisque le bilan définitif n'a pu encore être établi. Ce tunnel, doté d'un boyau parallèle d'aération et d'évacuation, était pourtant réputé parmi les plus sûrs.

La discussion sur la sécurité dans les tunnels routiers est de nouveau relancée. Les autorités européennes ont à nouveau parlé d'imposer des mesures de sécurité plus rigoureuses aux camions : revoir, par exemple, les horaires des chauffeurs routiers, les tarifs des autoroutes et des carburants pour les camions. Les ministres français de l'Environnement, Yves Cochet, dirigeant des Verts, et du Transport, Jean-Claude Gayssot, dirigeant du PCF, ont parlé de la "priorité absolue" à accorder au transport des marchandises par rail. Discours de circonstances, qui tardent, pour ne pas dire plus, à se traduire par un changement de politique en matière de transports.

Les trois quarts du transport de marchandises se font par camions. Et cela va croissant, en proportion et en valeur absolue, malgré les discours. Le transport par rail, qui en 2000 a représenté 22,5 % du trafic, a encore régressé de 8 % au cours des sept premiers mois de cette année.

Les professionnels du transport invoquent la différence de coût. C'est que, dans le transport routier, la plus grosse partie des investissements concernant l'infrastructure est publique : construction en entretien des routes, rues, autoroutes, rocades et voies rapides en tout genre, ponts, tunnels, frais de signalisation, d'insonorisation et de dépollution, de police, de secours en cas d'accident. Une étude a chiffré en 1999 à 20 milliards de francs chaque année les dépenses laissées par le transport routier, à la charge de la collectivité, rien que pour les infrastructures. Sans compter le coût, à la fois financier, mais aussi humain, dû aux accidents. Les profits, eux, reviennent aux entreprises privées : celles du transport, mais aussi les fabricants d'automobiles, de pneus, ou d'équipements sans oublier les trusts du pétrole et des travaux publics. C'est cela, ce "pouvoir d'attraction de la route" que constatent les journalistes.

Cela ne les empêche pas de répéter que le rail est moins souple et plus coûteux. Moins souple, c'est certain, dans un système productif où tout devrait se faire à flux tendu. A tel point qu'un chauffeur routier pouvait dire dans une interview qu'aujourd hui les entreprises se sont débarrassées du coût du stock ; car leurs stocks sont désormais dans les camions sur les routes.

Plus coûteux, le rail ? Sans doute, puisque le transporteur routier n'a à payer que ses véhicules, ses chauffeurs (le moins possible, en les exploitant le plus possible), son carburant à prix réduit et des tarifs de péages symboliques, sans rapport avec l'usure infligée aux autoroutes et aux routes.

Mais si le rail est plus cher, c'est aussi le résultat d'un abandon conscient des chemins de fer. Le réseau ferré a été réduit d'un quart depuis 1950. La plus grande partie des destructions de lignes a été effectuée entre 1960 et 1980, au moment du plus fort développement de l'automobile et du réseau autoroutier. Et, sur de nombreuses lignes classées secondaires, on a supprimé une des deux voies, ce qui rend impossible à l'avenir toute utilisation intensive. L'entretien des voies a été négligé, au point que beaucoup sont en mauvais état.

En fait, le coût social du transport par voie ferrée est certainement, pour la collectivité, inférieur à celui du transport routier. Mais ce qui est déterminant dans notre société n'est pas ce coût social, mais l'espoir du profit privé. C'est à lui que les ministres comme Gayssot sont sensibles, une fois essuyées les larmes versées sur les victimes des catastrophes.

Gayssot a d'ailleurs annoncé le 26 octobre, deux jours seulement après la catastrophe du tunnel du Saint-Gothard, la réouverture du tunnel du Mont-Blanc aux voitures le 15 décembre, et aux camions quelques semaines plus tard. Il devrait fonctionner à sens unique alterné, la circulation dans l'autre sens empruntant le tunnel du Fréjus. Système tellement compliqué à mettre en place, qu'on risque de le voir, dans quelque temps, abandonné pour revenir à la situation antérieure, sous prétexte de normaliser une situation inextricable.

Quant au ferroutage, formule qui incontestablement améliorerait à la fois la sécurité, la protection de l'environnement, et maintiendrait la souplesse du transport de porte à porte, on en parle. Comme après chaque catastrophe. Mais Gayssot s'est borné à promettre de doubler le trafic qui se réalise sous cette forme d'ici 2010. On ne peut pas dire que l'évolution se fait à grande vitesse.

La priorité pour les patrons et les gouvernements à leur service, est que les camions puissent rouler, en dépit de l'opposition des populations riveraines, en dépit des risques de catastrophe. Car ce ne sont pas seulement des poids lourds qui roulent et qui tuent, ce sont les profits.

Partager