Lire : L'insoumis - Juifs, Marocains et rebelles d'Abraham Serfaty et Mikhaël Elbaz23/02/20012001Journal/medias/journalnumero/images/2001/02/une-1702.gif.445x577_q85_box-0%2C13%2C166%2C228_crop_detail.jpg

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Lire : L'insoumis - Juifs, Marocains et rebelles d'Abraham Serfaty et Mikhaël Elbaz

"Les forces du changement sont là, les obstacles aussi. Mais une étape historique est franchie. Plus de chape de plomb sur le Maroc". Abraham Serfaty écrivait ces lignes en mai 2000, alors qu'il était revenu au Maroc après un exil de huit ans, exil qui avait suivi dix-sept années d'emprisonnement dans les geôles d'Hassan II pour son activité politique en tant qu'opposant au régime.

Le fils d'Hassan II et nouveau roi du Maroc, Mohamed VI, a fait en effet quelques gestes à l'égard de certains opposants comme Serfaty, qui non seulement a été autorisé à revenir au Maroc mais qui occupe désormais un poste de responsabilité technique dans l'Etat marocain puisqu'il a été nommé conseiller auprès de l'Office national marocain de recherches et d'exploitation pétrolières.

Toutefois, l'essentiel de ce livre a été écrit en exil, en 1996, et est constitué en majeure partie d'un dialogue avec Mikhaël Elbaz, anthropologue marocain, enseignant au Québec. Cela vaut au lecteur quelques pages rédigées dans un véritable jargon de spécialiste qui semble parfois peu soucieux de se faire largement comprendre, écrivant par exemple : "Nous ne fûmes pas toujours alertes dans ce moment d'esthétisation de la parole et de déconstruction des textes, aux ruses grâce auxquelles les ethnologisés font et défont leur monde, et le nôtre." C'est parfois assez cocasse, mais il faut se faire une raison et continuer, parce que le livre est intéressant.

En même temps qu'il retrace brièvement, à travers le parcours politique d'Abraham Serfaty, l'histoire des opposants au régime marocain, et en particulier celle des militants du Parti Communiste Marocain, le récit aborde les relations de la communauté juive marocaine, à laquelle appartiennent Serfaty et Elbaz, avec les régimes qui se sont succédé au Maroc depuis le début du 20e siècle, ainsi qu'avec Israël et le sionisme, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les deux auteurs dénoncent la façon dont les militants sionistes ont recruté pour une immigration sans retour vers Israël jusque dans le fin fond des campagnes marocaines, faisant miroiter une autre vie à des familles paysannes. Seuls les jeunes, robustes, étaient sélectionnés et envoyés aux avant-postes dans les territoires palestiniens. Une fois arrivés en Israël, ils découvraient non pas l'idéal qui avait motivé leur départ, mais une vie encore plus difficile qu'au Maroc, avec de surcroît la ségrégation et le mépris à leur égard en tant que membres de la classe des pauvres, ouvriers et paysans, que les intégristes religieux juifs entendaient éduquer. Et Abraham Serfaty souligne le contraste entre cette situation de parias qui reste celle, en Israël, de bien des familles juives venues d'Afrique du Nord (ou d'autres régions d'Afrique), et celle de la communauté juive au Maroc. Elle n'est certes pas rose dans ce pays où, si "la chape de plomb" a été un peu soulevée pour la petite bourgeoisie intellectuelle, le poids de la misère écrase toujours l'immense majorité de la population laborieuse, dans les villes comme dans les campagnes. Mais les auteurs rapportent qu'au moins, cette situation n'est pas marquée du même rejet, véritable racisme, à l'égard de la communauté juive du pays.

Après les souvenirs de jeunesse et l'évocation de son père qui lui a transmis son hostilité au sionisme et un nationalisme résumé par la formule "être juif marocain et lutter contre Israël", Serfaty parle de son activité militante avec le PC marocain, à partir de 1949, lorsqu'il revint de France, où il fit des études d'ingénieur. Il parle des manifestations ouvrières de décembre 1952 à Casablanca, contre lesquelles la police française ouvrit le feu. L'Istiqlàl, le parti de l'indépendance, et le Parti Communiste Marocain furent alors interdits, les militants arrêtés et expulsés, dont Abraham Serfaty. De retour après l'indépendance, il fut de ceux qui crurent dans le nouveau régime et emboîtèrent le pas aux nationalistes appuyant Mohamed V, avant de prendre ses distances et de se retrouver de nouveau dans l'opposition, dans laquelle il rencontra en particulier Mehdi Ben Barka. En tant qu'ingénieur, il fut employé à la direction des Mines de phosphates du sud marocain de 1956 à 1968, date à laquelle il fut renvoyé pour avoir pris la défense des mineurs grévistes. Il fut finalement arrêté en novembre 1974 et ne sortit de prison qu'en 1991.

Même si la forme du dialogue rend le récit un peu décousu, le livre fait comprendre l'évolution de Serfaty, qui finit par prendre ses distances vis-à-vis du stalinisme, tout en continuant à se revendiquer d'un nationalisme teinté de marxisme. Ce nationalisme le conduit aujourd'hui à voir et à montrer dans le nouveau roi du Maroc, Mohamed VI, un espoir de solution pour la population du pays. Dans la conclusion de son récit, il écrit ainsi : "Ici, ce Roi, Amir Al Mouminin et Roi des pauvres, peut, lui, faire barrage à l'islamisme car il symbolise cette justice sociale qui est le fondement même de l'islam, un fondement dont l'absence permettait l'avancée islamiste"... Pour un militant qui n'a jamais cessé, depuis l'âge de 18 ans, de se situer dans le camp des pauvres, des travailleurs, des exploités, et qui a payé si cher ses convictions et son activité, y compris ses prises de position laïques, c'est vraiment s'engager, et engager ceux qui lui font confiance, dans une voie sans issue.

Lucienne Plain

L'insoumis, Juifs, Marocains et rebelles, d'Abraham Serfaty et Mikhaël Elbaz. Editions Desclée de Brouwer, 293 pages, 128 francs.

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