Turquie - Prisons : Le régime de l’arbitraire19/01/20012001Journal/medias/journalnumero/images/2001/01/une-1697.gif.445x577_q85_box-0%2C13%2C166%2C228_crop_detail.jpg

Dans le monde

Turquie - Prisons : Le régime de l’arbitraire

Après l'attaque menée le 19 décembre dernier par les forces du régime d'Ankara contre les prisons où les détenus d'extrême gauche conduisaient une grève de la faim, le silence est retombé sur les prisons turques. Près de 300 détenus avaient cependant annoncé qu'ils continuaient la grève de la faim contre le projet de les envoyer dans les prisons "de type F" où ils seraient complètement isolés. Mais en les déplaçant de force, en empêchant les nouvelles de filtrer à l'extérieur, le gouvernement turc a au moins réussi à faire que l'on parle de moins en moins de ce mouvement, que ce soit en Turquie même ou à l'étranger. Mais le silence fait autour des pratiques du régime ne les rend pas plus acceptables.

La dernière répression dans les prisons

L'attaque du 19 décembre avait été préparée par une campagne intensive dans les médias, où le gouvernement turc expliquait que les prisons étaient devenues ingérables à cause du système de dortoirs collectifs où se trouveraient des armes à feu et beaucoup d'autres objets interdits, et où les gardiens ne pouvaient pénétrer. Pour régler le problème des prisons, une loi d'amnistie, dont on parlait depuis presque un an et qui est entrée en application récemment, doit permettre la libération d'environ trente mille prisonniers de droit commun. Mais jusqu'au mois de décembre il y avait environ soixante-dix mille prisonniers en Turquie, dont environ douze mille impliqués dans des faits liés au nationalisme kurde, et trois mille prisonniers militants ou sympathisants de gauche et d'extrême gauche. Or les prisonniers politiques sont exclus de l'amnistie ! Avec celle-ci des assassins et des gangsters dangereux seront donc libérés, tandis que des personnes ayant seulement fait des actes ou des déclarations soutenant la cause des Kurdes continueront à croupir dans les prisons encore durant des années !

En conclusion, le gouvernement turc expliquait que les prisonniers eux-mêmes avaient tout intérêt à accepter leur transfert dans les nouvelles prisons, où ils seraient dans des petites cellules d'une, de deux, voire de trois personnes. Mais les prisonniers politiques, sachant fort bien que l'intention du régime était de les isoler définitivement, ont tenté de l'en empêcher par leur grève de la faim, commencée au mois d'octobre.

Le gouvernement turc, qui est une coalition entre le parti social-démocrate DSP du Premier ministre Ecevit, le parti d'extrême droite MHP et un parti de droite, l'ANAP de Mesut Yilmaz, et qui commence à être sérieusement usé dans l'opinion, a saisi cette occasion pour faire une démonstration de force, en fait à l'attention de toute la population

Le gouvernement Ecevit a baptisé cyniquement du nom de "retour à la vie" l'opération menée le 19 décembre contre les grévistes de la faim qui tentaient ainsi de conserver certains petits acquis, obtenus lors de luttes précédentes dans les prisons et qui leur permettaient de survivre. Plus de 9 000 policiers et militaires ont participé à cette opération de répression menée contre vingt prisons et qui s'est soldée par plus de trente morts.

Les premiers jours, avec l'aide des médias, le gouvernement s'est servi du fait qu'une prisonnière s'est effectivement immolée par le feu pour tenter de faire croire que les autres aussi avaient choisi de mourir de cette façon. Mais les témoignages arrivés par la suite ont démenti cette version. Un père dont deux fils se trouvent en prison a pu raconter comment les forces de répression ont attaqué les dortoirs, depuis les toits ou depuis l'intérieur de la prison, en y jetant des bombes incendiaires.

La collusion des autorités avec les mafieux

Au cours de l'année les journaux ont décrit la collusion existant entre les autorités et différents parrains de la mafia, surtout ceux liés à l'extrême droite - comme Çakici arrêté en France il y a quelques années en possession d'un "vrai faux passeport diplomatique" turc, avant d'être livré à la Turquie. Ainsi on pouvait lire ce commentaire dans le quotidien Cumhuriyet du 2 janvier : "Après l'opération contre les prisons qui s'est soldée par 31 morts et le transfert des militants appartenant à des organisations de gauche dans les nouvelles prisons (type F), le règne des chefs de bande dans les prisons continue. Les chefs des bandes mafieuses rackettent non seulement les autres prisonniers, mais également les commerçants des alentours."

"Les chefs mafieux, qui sont en majorité d'extrême droite, règnent chacun dans une prison. Les leaders de la mafia contrôlent tout dans les prisons. Par exemple ils gagnent des milliards de livres (un milliard de livres turques représente environ 10 000 FF) en faisant pénétrer illégalement des téléphones portables."

"Ils louent ces portables à d'autres prisonniers, de 10 à 20 millions de livres la minute. Les chefs mafieux dépensent entre 100 et 500 millions de livres par jour". (Le salaire minimum en Turquie est de 103 millions de livres par mois, soit environ 1 100 FF).

Suit la liste des prisons : la prison de Bayrampasa à Istanbul serait sous le contrôle d'un parrain de la drogue et d'un autre, nommé Sedat Peker, connu pour son appartenance à l'extrême droite. La prison de Kartal, à Istanbul également, serait sous le contrôle du fameux Çakici dont on a parlé plus haut. La prison de la ville d'Eskisehir serait contrôlée par le parrain Yakup Süt, dont les hommes contrôleraient aussi la prison d'Ordu. La prison de Nevsehir serait contrôlée par un parrain de la drogue mondialement connu, Urfi Çetinkaya, celle de Burdur par le parrain lié à l'extrême droite Kürsat Yilmaz, et enfin celle de Bergama par le "fameux assassin" Nuri Ergin, maintenant l'ennemi juré de Çakici.

Ce Nuri Ergin et sa bande ont fait les gros titres de la presse turque pendant des jours au début d'octobre 2000. Après avoir tué cinq prisonniers et en avoir blessé dix autres qui leur tenaient tête, ils ont commencé une révolte dans la prison, prenant en otages le directeur et 28 autres personnes. Les autorités ont alors négocié avec la bande, acceptant son transfert dans la prison de Bergama où ils sévissent actuellement comme si rien ne s'était passé.

C'est aussi pour faire oublier cette collusion scandaleuse que le gouvernement Ecevit a accru les pressions contre les prisonniers politiques de gauche, comme il l'avait fait précédemment à Ankara en septembre 1999, entraînant la mort de dix militants d'extrême gauche agressés en prison par les gardiens.

Les pratiques dans les prisons "de type F"

Après l'attaque du 19 décembre, les prisonniers politiques ont été transportés, précipitamment et de force, dans les prisons "de type F", alors que certaines d'entre elles n'étaient même pas encore équipées, manquant parfois de chauffage en plein hiver. Presque tous les prisonniers ont été tabassés, voire torturés, et privés désormais de toute possibilité de communiquer avec les autres détenus.

Les nouvelles prisons "de type F" sont construites à plusieurs dizaines de kilomètres à l'extérieur des villes. L'accès y est très difficile et revient cher, la plupart des familles de détenus n'ayant évidemment pas de voiture. L'autorisation de visite est difficile à obtenir et, quand on l'obtient, toutes sortes de vexations peuvent être utilisées contre les familles. Certains visiteurs ont été tabassés pour avoir parlé avec les familles d'autres détenus, venues elles aussi en visite.

Le gouvernement et l'appareil d'Etat, qui savent être très compréhensifs envers les assassins et les mafieux, sont impitoyables avec ceux qui se lèvent contre son arbitraire.

Partager