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Dans le monde
Serbie : Replâtrage d'un régime crapuleux avec bénédiction impérialiste
Avec les félicitations des dirigeants occidentaux, la levée des sanctions contre la Serbie-Monténégro par l'Union européenne, la visite officielle du ministre Védrine à Belgrade le 10 octobre, l'invitation lancée par Chirac à Kostunica pour le sommet européen de Biarritz, etc., la mise en place de Kostunica à la tête de la République fédérale de Yougoslavie se fait sous le patronage pour le moins empressé des puissances impérialistes.
On peut douter que tel eét été le cas si l'évincement de Milosevic avait effectivement été le fruit d'une révolution populaire, comme l'affaire du jeudi 5 octobre à Belgrade a été présentée.
Ressentiment et mobilisation populaires
Sans aucun doute, la sortie du pouvoir du clan Milosevic correspond au souhait de la majorité de la population, souhait qui s'est exprimé à travers le vote du 24 septembre en faveur de Kostunica (au point que la commission électorale du régime a dû elle-même le reconnaître rapidement), et plus encore à travers la mobilisation massive qui a suivi pendant plus d'une semaine, avec manifestations et grèves.
Les reportages témoignent de la lassitude des masses populaires à l'égard de la clique Milosevic. Il y a de quoi : un chômage massif, avec une industrie dévastée, des payes de misère, de l'ordre de 250-300 F par mois (quand ces payes, ou les retraites, sont versées), une forte inflation, des marchés parallèles, un approvisionnement à la limite de la survie - sans oublier les problèmes des 700 000 réfugiés, victimes des guerres perdues, qui s'entassent en Serbie.
En face, en revanche, une poignée de privilégiés a fait main basse sur les richesses. La famille Milosevic à elle seule aurait depuis longtemps caché en Russie (via le frère de Slobodan, qui était ambassadeur à Moscou) ou à Chypre une bonne partie des dix milliards de dollars de réserves en devises de l'ex-Yougoslavie. Les trafics en tout genre, y compris celui de la drogue, ont alimenté des comptes secrets à l'étranger mais aussi ceux de responsables politiques en Serbie. C'était de notoriété publique.
On comprend que la population, ayant été tout à coup appelée aux urnes par Milosevic lui-même, n'ait pas apprécié de se voir voler le résultat de son vote par ceux qu'elle considère déjà comme une bande de voleurs, et que la colère ait gagné.
D'autant plus que la population a trouvé, pour la première fois, une opposition coalisée et une personnalité d'union pour prendre les choses en mains. Et d'autant plus, également, que ce rival vainqueur est en phase avec une autre composante du ressentiment anti-Milosevic : à savoir la composante nationaliste. Kostunica était déjà un nationaliste bon teint au temps de Tito ; il s'opposait à toute autonomie du Kosovo. Aujourd'hui, il ne reproche pas tant au dictateur déchu ses multiples guerres dans l'ex- Yougoslavie que le fait de les avoir perdues, et d'avoir mené son programme de Grande Serbie de défaite en défaite.
Le 5 octobre, un dérapage bien contrôlé
La manifestation nationale du 5 octobre à Belgrade a réuni une foule immense, peut-être 300 000 personnes, parmi lesquelles beaucoup sans doute, notamment parmi ceux qui avaient fait le déplacement depuis les bourgades de province, ne souhaitaient pas qu'elle se résume à un rassemblement et quelques discours de plus. Et, en effet, avec l'envahissement du Parlement fédéral et de la radio-télévision serbe, elle a débouché sur le " renversement " de Milosevic, sans grandes difficultés, en l'espace d'une heure à peu près et sans autres débordements de la part des manifestants.
Depuis, divers témoignages, comme celui d'un responsable du mouvement étudiant Otpor ou celui du maire de la ville de Cacak - opposant notoire et résolu - ont précisé la part d'organisation et de calcul qui avait présidé à cet " assaut " de bâtiments symboliques du pouvoir de Milosevic. Ilic, le maire de Cacak, a raconté que lui-même et son équipe étaient " en contact étroit avec des gens de la police depuis des mois ", et comment ils avaient en quelque sorte programmé le débordement de la police par les manifestants devant le Parlement.
Le fait est, en tout cas, que cette fameuse police spéciale n'a offert qu'une résistance symbolique, tandis que l'armée s'abstenait de paraître. Il faut croire qu'elles étaient déjà bien minées, voire acquises à la cause de Kostunica.
Et, en fait, la " révolution " s'est muée dès le lendemain en une passation des pouvoirs de Milosevic à Kostunica respectant les conventions de la légalité, Kostunica recevant le ralliement du grand chef de l'armée et se rendant chez Milosevic lui-même (alors que, la veille, il assurait les manifestants que Milosevic n'était pas là-bas mais en fuite, afin de les détourner de s'en prendre à sa résidence).
Une passation de pouvoirs au cours de laquelle le souci le plus clair de Kostunica et des dirigeants de l'opposition a été de faire en sorte que l'armée et la police, piliers de l'Etat, sortent intactes de l'opération, voire même " blanchies " de leurs services passés auprès de Milosevic.
On conçoit que les dirigeants occidentaux accueillent chaleureusement des " opposants " aussi responsables dans leur club de bandits. Quelle meilleure caution démocratique pouvaient-ils espérer que cette victoire électorale suivie d'une mise en scène de soulèvement populaire ?
Il reste que la Serbie ne s'est débarrassée ni d'une armée que l'agression de l'OTAN avait largement épargnée, ni d'une police nombreuse et aux grands moyens, composées de massacreurs, ni non plus d'un réseau d'hommes politiques, d'" hommes d'affaires " et d'hommes de main aux moeurs de mafiosi, qui n'ont pas fini de peser sur les peuples de Serbie, du Monténégro et du Kosovo.
Sous l'oeil et la tutelle des puissances impérialistes, ce n'est qu'à une tentative de replâtrage de ce système et de ce régime que l'on assiste, sur le dos des peuples et en jouant avec les aspirations populaires en Serbie.
Vaste escroquerie
Dans les médias en France, le vent dominant est à saluer la chute du " dernier dictateur national-communiste " en Europe. Kostunica aussi proclamait, le 5 octobre, aux manifestants : " Le communisme est en train de tomber ". Et, parmi les manifestants, certains criaient : " Dehors, les bandits rouges ! ".
On ose à peine rappeler que Milosevic n'a évidemment jamais été communiste en quoi que ce soit, qu'il n'a de rouge que le sang sur ses mains. C'est un vulgaire apparatchik qui s'est hissé au pouvoir à coups de crapuleries et qui s'est servi du nationalisme grand-serbe pour asseoir ce pouvoir. Et il n'a pas été le seul, dans la Yougoslavie post-titiste livrée aux petits chefs avides de pouvoir et à leurs tueurs - à commencer par le Croate Franjo Tudjman, par exemple -, à asseoir son régime sur des monceaux de cadavres, même s'il a pour cela disposé de plus grands moyens.
Quand des journalistes écrivent que le bilan de Milosevic, ce sont plus de 200 000 morts, 5 millions de personnes déplacées, le sinistre bilan est sans doute exact mais l'attribuer à un seul responsable, nouveau Grand Satan, ne revient qu'à dédouaner les autres chefs de bande nationalistes et leurs successeurs, et peut-être plus encore les dirigeants des grandes puissances, qui ont présidé à leur ascension, qui les ont aidés, reçus et patronnés. Et à tenter aussi de faire oublier les ravages et les victimes dus à l'agression impérialiste de l'an dernier contre la Serbie et le Kosovo.
Le scénario en cours de déroulement à Belgrade peut bien satisfaire beaucoup de monde dans les cercles dirigeants, mais il ne peut faire oublier qu'il ne règle rien pour l'avenir.
Outre que l'éventuelle démocratisation qu'il peut apporter à la Serbie risque d'être à la fois limitée et précaire, il reprend tous les ingrédients qui font de la région une poudrière. Déjà, les déclarations de Kostunica à propos du Monténégro sont remplies d'ambigu.té. Quant au Kosovo, il entend clairement maintenir la province dans le cadre de la Serbie, et il s'appuie sur la Résolution 1244 de l'ONU qui a reconnu cette appartenance en juin 1999, à l'issue de la guerre menée par l'OTAN, éloignant toute perspective d'indépendance. C'est ainsi que Kostunica a pu déjà parler de " la souveraineté perdue sur une partie de nos terres " et de la nécessité de recouvrer cette souveraineté, conforme à la " légalité internationale "...
La diplomatie des puissances impérialistes et la politique des chefs nationalistes locaux procèdent d'un même cynisme.