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Indonésie : Le non-procès de Suharto
En Indonésie, une cour de justice a annulé le procès du général Suharto, le boucher sanglant de la gigantesque répression anticommuniste de 1965, qui avait maintenu son pouvoir avec l'aide des Etats-Unis jusqu'en 1998. Aussitôt après l'annonce de cette décision, la police indonésienne fit un mort et plusieurs blessés parmi les manifestants indignés d'un tel blanc-seing délivré à l'ancien dictateur.
Le 21 mai 1998, le général Suharto avait été poussé à la démission, après plus de trente ans de pouvoir sanglant, sous la coupe des Etats-Unis. Ë l'ombre de la dictature, l'exploitation intensive de la population et des ressources naturelles avait profité à des sociétés multinationales (dont Total). Mais en 1998, l'Indonésie, comme d'autres pays d'Asie du Sud-Est, était touchée par une grave crise économique issue d'une flambée spéculative. La monnaie nationale, la roupie, perdit 80 % de sa valeur. Alors que de nombreux travailleurs étaient licenciés, les produits de première nécessité cessèrent d'être subventionnés, sur l'injonction du Fonds monétaire international. Des millions de gens ne pouvaient plus manger à leur faim. Aux manifestations étudiantes contre la dictature se joignirent des travailleurs et des pauvres.
C'est alors que Suharto fut lâché par l'Assemblée, qui comportait pourtant la moitié de ses délégués nommés par lui. Les Etats-Unis eux-mêmes abandonnèrent leur protégé, par la voix de Madeleine Albright, secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, qui l'appela à " démissionner pour préserver son héritage ". Quelques heures plus tard, c'était chose faite ; Suharto cédait la place au successeur qu'il avait lui-même désigné, Youssef Habibie, son ex-vice-président.
Sous la pression de nouvelles vagues de manifestations contre une politique qui reprenait effectivement l'héritage de Suharto, il fut question un temps d'un procès contre l'ancien dictateur, mais Habibie referma le dossier " faute de preuves ".
Quelques jours après l'élection de Abdurrahman Wahid - le président actuel - le 20 octobre 1999, l'enquête fut relancée. Cependant, tandis que Wahid avait un pied sur l'accélérateur pour dire aux manifestants qu'il organisait le procès, il avait déjà l'autre sur le frein, déclarant que, si Suharto était reconnu coupable, il lui accorderait le pardon.
L'accusation elle-même avait fixé des limites très étroites : il était évidemment hors de question de juger le bain de sang sur lequel s'est érigée sa dictature qui, en 1965, fit 500 000 à un million de morts, dans une répression dirigée contre le Parti Communiste Indonésien, à l'époque associé au gouvernement. Les arrestations et les crimes ultérieurs - contre les étudiants, les travailleurs, les différents peuples de l'archipel en lutte pour leur autonomie ou leur indépendance - ne figuraient pas non plus dans l'acte d'accusation. Et pour cause. L'armée indonésienne est toujours présente pour veiller au grain.
La seule chose que Wahid avait promise, c'est un procès de Suharto pour corruption. Et encore, l'immense fortune que le général avait accumulée au profit de sa famille et de ses " amis ", évaluée à 15 milliards de dollars selon une enquête du magazine américain Time, ne devait être remise en cause que très partiellement. Il restait l'accusation d'avoir détourné à son profit, par l'intermédiaire d'associations de charité, 571 millions de dollars de fonds publics. Ce qui ne constitue nullement des révélations. La femme de Suharto était surnommée " Madame 10 % " en raison des commissions qu'elle prélevait sur les contrats de l'Etat et sa fille aînée " Madame Tut-Tut " du fait qu'une des multiples sociétés qu'elle contrôle prélève les péages d'autoroutes. Que Suharto et ses proches se soient constitué une fortune considérable, cela remonte même aux années Cinquante, alors qu'il n'était encore qu'officier lié à des milieux d'affaires. Et à l'époque de sa dictature, ses soutiens impérialistes n'en étaient nullement gênés, tant qu'il se révéla capable de maintenir l'ordre, jusqu'en 1998. C'est bien tardivement que la justice s'est emparée du sujet.
Mais apparemment, la perspective d'un procès, même élagué de l'essentiel des forfaits de la dictature, c'était encore trop. Il s'est trouvé vingt-quatre médecins dits " indépendants " pour déclarer Suharto " incapable " de participer à son procès et un président de tribunal pour juger " irrecevable " l'acte d'accusation en raison de l'" incapacité permanente mentale et physique de l'accusé ". Par la même occasion, son assignation à résidence fut levée. Il reste une possibilité de procès en appel, mais il n'en demeure pas moins que l'ancien dictateur, âgé de 79 ans, a encore une fois échappé aux poursuites, ce qui montre la continuité de la justice dans sa protection d'un bourreau, même déchu, et l'influence directe de l'armée qui, entre les massacres de 1965 et aujourd'hui, n'a cessé d'exercer le pouvoir ou de peser directement sur lui, avec la bénédiction et l'aide matérielle des grandes puissances dites démocratiques.