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- Lutte ouvrière n°1674
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Il y a 20 ans : Août 1980, la classe ouvrière polonaise faisait reculer le régime
Il y a vingt ans, en août 1980, la Pologne vivait une mobilisation ouvrière comme on n'en avait pas connue depuis bien longtemps. Des millions de travailleurs commencèrent à occuper massivement leurs entreprises, élisant leurs comités de grève pour mener la lutte, exigeant la liberté de s'organiser, de s'exprimer, tout autant que des revendications économiques. Au plus fort de la grève, la classe ouvrière pouvait sembler maîtresse du littoral de la Baltique. Et l'on vit finalement ce spectacle rarissime d'un haut dignitaire du régime contraint de venir céder aux exigences des grévistes, à l'intérieur même des chantiers navals de Gdansk, qui avaient été le fer de lance de la lutte.
Même si malheureusement la classe ouvrière polonaise fut dépouillée par la suite des bénéfices de sa victoire, ces journées de l'été 1980 restent aujourd'hui encore un symbole de la formidable puissance qui peut être celle des travailleurs lorsque, tous unis, ils entrent en lutte.
La grève aux chantiers de Gdansk
Quand la grève éclata le 14 août 1980 aux chantiers navals de Gdansk, de nombreuses autres usines avaient déjà été touchées. La décision du gouvernement d'augmenter de 50 % à 100 %, à partir du 1er juillet, le prix de la viande vendue dans les entreprises, avait mis le feu aux poudres dans une Pologne alors durement frappée par la crise. De juillet à la mi-août, près de 200 entreprises s'étaient mises en grève. Le gouvernement avait pourtant réussi à rester à peu près maître de la situation en accordant les augmentations de salaires réclamées aux plus mobilisés, là où la tradition de lutte était la plus forte. Mais lorsque les 17 000 ouvriers des chantiers navals Lénine de Gdansk s'y mirent à leur tour, le mouvement changea de caractère.
Ce fut un groupe de travailleurs unis par des années d'action militante commune qui prit l'initiative de déclencher la grève. Certains, comme Lech Walesa, avaient été licenciés des chantiers dans le passé. D'autres y travaillaient encore, et purent au matin du 14 août appeler à la grève dans les ateliers. Ils étaient liés au KOR, le comité de défense des ouvriers fondé après les grèves de 1976 par des intellectuels venus d'horizons différents, oppositionnels du PC polonais, catholiques, sociaux-démocrates, tous des militants dont l'horizon politique ne dépassait pas les idées libérales.
Le 14 août donc, à l'appel de trois jeunes ouvriers du groupe, les chantiers navals de Gdansk basculaient à leur tour dans la grève. Un comité de grève fut aussitôt élu, dont faisait partie Lech Walesa qui avait réussi à pénétrer dans les chantiers. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre sur le littoral, et dès le lendemain d'autres entreprises de la région rejoignaient le mouvement.
Devant la menace d'une généralisation du conflit, le gouvernement essaya comme ailleurs d'éteindre le feu en donnant satisfaction, au moins partiellement, aux grévistes. Mais les travailleurs des chantiers ne l'entendaient pas de cette oreille. La négociation étant retransmise à l'extérieur, lorsque la direction proposa 1 500 zlotys d'augmentation, les cris de " 2 000 zlotys ", la revendication des ouvriers, ne tardèrent pas à fuser. Les travailleurs des chantiers, à l'initiative de Lech Walesa, prirent la décision d'accepter les 1 500 zlotys, tout en continuant la grève par solidarité avec les autres entreprises. Un nouveau comité de grève fut élu. Ce fut le tournant du mouvement.
La grève s'étend à toute la classe ouvrière
Dans les jours qui suivirent, les travailleurs de la région de Gdansk constituèrent un comité de grève inter-entreprises, le MKS, qui établit une liste de 21 revendications. Il ne s'agissait plus seulement d'augmentations de salaires. Les points politiques y figuraient en tête : syndicats libres, droit de grève, liberté d'expression, réintégration des travailleurs licenciés. Venaient ensuite les revendications sur les salaires, le logement, la santé, les retraites. À partir de cet instant, le mouvement fit tache d'huile sur tout le pays. Bientôt des millions d'ouvriers furent en grève, des MKS se créaient partout.
À Gdansk même, 6 000 à 10 000 ouvriers occupaient en permanence le chantier. Ils avaient mis en place un service d'ordre efficace pour tenir en respect la milice, faisaient respecter la discipline de la grève, entre autres l'interdiction de l'alcool sur le littoral, et bénéficiaient du soutien massif de la population. À la fin août, le gouvernement capitulait. Ce fut le vice-Premier ministre en personne qui dut pénétrer dans les chantiers entre deux haies d'ouvriers pour venir négocier, et chacun put entendre ce haut dignitaire dire, à l'énoncé de chacun des 21 points du MKS, " J'accepte et je signe ". Et au même moment, des accords semblables étaient signés dans tous les grands centres industriels du pays.
La classe ouvrière frustrée de sa victoire
Par sa formidable énergie, sa capacité à donner une organisation démocratique à sa grève, la classe ouvrière polonaise avait donc fait reculer le pouvoir. Mais le drame, c'est qu'il n'y eut personne pour lui proposer d'aller plus loin, de prendre appui sur cette victoire éclatante pour se préparer à renverser ce pouvoir et à apporter ses propres solutions aux maux dont souffrait la société polonaise. Le syndicat Solidarité, fondé dans la foulée des grèves, fut au contraire dès le début, Walesa en tête, soucieux de donner une tout autre orientation à la classe ouvrière. Il se donna comme référence l'...glise catholique et la Pologne bourgeoise d'avant-guerre, celle du maréchal et dictateur Pilsudsky.
Pendant toute l'année 1981, Solidarité ne prépara nullement les travailleurs à la menace sans cesse croissante d'un coup d'état militaire. Et lorsque celui-ci intervint, le 13 décembre 1981, le syndicat se garda bien de tenter d'utiliser la formidable popularité dont il jouissait, y compris parmi les soldats, pour essayer de disloquer l'armée. Le chef de l'...glise, dont Solidarité avait fait sa référence politique, suppliait même : " Ne donnez pas vos têtes, frères ouvriers et travailleurs des grandes entreprises ". La classe ouvrière qui, un an plus tôt, avait fait trembler le pouvoir, abandonnée sans perspective dans cette situation dramatique, laissa faire.
Une fois au pouvoir, le général Jaruzelski interdit Solidarité, mais il ne coupa par contre jamais totalement les ponts avec ses dirigeants. C'est ce qui permit à la fin des années 1980, dans un autre contexte, Gorbatchev ayant lâché les dictateurs des " démocraties populaires ", une passation de pouvoir en douceur des dignitaires staliniens aux dirigeants de Solidarité.
Ainsi, 20 ans après, on peut certes constater que la victoire spectaculaire des travailleurs polonais en août 1980 n'a pas permis à la classe ouvrière d'aller plus loin et d'améliorer durablement son sort.
Elle a surtout constitué, pour toute une génération d'opposants au stalinisme, un premier pas sur le chemin qui les a portés plus tard au pouvoir. Au premier rang d'entre eux, bien sûr, figure Lech Walesa, dirigeant de la grève devenu dix ans après président de la République. Mais la mobilisation d'août 1980 reste malgré tout le témoignage éclatant de la force que représente une classe ouvrière lorsqu'elle entre massivement en lutte, où que ce soit dans le monde.