Nous commençons cette semaine la publication d'extraits du livre d'Arlette Laguiller, Paroles de Prolétaires, paru au printemps 1999. Ce livre rassemble de nombreux témoignages de travailleurs illustrant ce qu'est aujourd'hui encore la condition de cette classe ouvrière dont certains sociologues affirment doctement qu'elle n'existe plus.

Dans le premier chapitre de ce livre (" Nés pour être ouvriers "), Aimé, mineur dans le bassin potassique alsacien, raconte l'itinéraire qui l'a mené d'un coron du Nord aux mines de potasse du Haut-Rhin.

" [...] Je suis né dans une famille de neuf enfants, et dans une région où il est de plus en plus dur de trouver du travail. Sur les neuf enfants que nous étions, sept ont dû partir pour aller travailler ailleurs. Les deux qui sont restés sont au chômage. J'avais d'ailleurs passé un CAP, un CAP d'électricien, et quand je l'ai eu, je n'ai pu faire qu'une chose avec, m'inscrire à l'ANPE.

Trois jours plus tard nous avons été convoqués à deux cents, car il y avait un représentant de Peugeot, un placier, qui était venu et qui a fait une razzia sur tous les inscrits de l'ANPE du moment. Nous étions deux cents à passer des tests pour travailler chez Peugeot Ils m'ont pris... comme beaucoup d'autres. Ils nous ont fait faire un stage de trois jours, payé. Pour nous c'était un peu des vacances. C'était ma première grande sortie. Ils nous ont payé le restaurant, ils nous ont fait passer des examens psychotechniques...

J'ai commencé le 3 août 1973. Nous nous sommes retrouvés dans des foyers, des baraquements, à plusieurs centaines de kilomètres de chez nous. Nous étions deux par chambre. Des " Chtis " du Nord comme moi, des Bretons, des Yougoslaves, des Algériens. Peugeot avait payé un mois de loyer d'avance et nous avait avancé deux cents francs sur nos futurs salaires. Au bout de quinze jours, il y en avait déjà cinquante sur les deux cents qui étaient repartis. On se liait les uns aux autres en fonction des horaires. Ceux qui travaillaient du matin, ceux qui travaillaient d'après-midi, ceux qui travaillaient de nuit. Il y avait des camarades qui étaient dans des ateliers difficiles, d'autres dans des ateliers plus faciles, ceux qui estimaient avoir de la chance parce qu'ils étaient dans des ateliers où travaillaient des femmes. Moi je faisais les encadrements de portières. Il fallait souder deux tringles, ébarber la soudure, la meuler. Nous étions une équipe de cinq-six. Nous dépendions les uns des autres.

Il y avait un drôle de système qui m'avait posé problème : c'est qu'on avait un salaire de base, " salaire 100 % ". Ceux qui faisaient 110 % de la production avaient une prime. On pouvait aller jusqu'à 130 % de la production. Mais quand on faisait le calcul de la prime par rapport au salaire, cela ne faisait que 10 % de salaire en plus pour une augmentation de production de 30 %. Dans mon équipe, il y en avait qui voulaient travailler à 130 % et pour cela il fallait que je travaille moi aussi à 130 %. Je n'ai pas voulu et on m'a mis ailleurs, dans une équipe qui travaillait moins vite. Je ne suis pas resté longtemps dans cette usine, car je n'étais pas encore très bien discipliné. Mais je n'ai pas quitté la Franche-Comté. J'ai travaillé dans une fonderie. Puis chez un livreur de boissons.

Ensuite, j'ai été embauché aux Cycles Peugeot. J'y ai passé onze ans. J'avais dix-neuf ans quand j'y suis entré. On travaillait 43 heures. Je suis parti à l'armée à vingt ans et quand je suis revenu, j'ai été changé d'atelier. Les cadences, c'était du premier coup de klaxon à la prise de poste au deuxième coup de klaxon indiquant la fin de la journée.

C'était une période où la direction des Cycles Peugeot " dégraissait ", comme disent si élégamment les patrons. Quand je suis arrivé aux Cycles nous étions six mille ouvriers. Quand j'ai été licencié, onze ans après, nous n'étions plus que trois mille.

[...] Dans la région de Sochaux-Montbéliard, il n'y avait pas grande possibilité de retrouver un travail. J'ai donc essayé en Alsace. J'y ai retrouvé les mines, non pas celles de charbon, mais les mines de potasse, qui comptaient encore à l'époque quatre mille salariés. Je suis d'abord entré par le biais des entreprises sous-traitantes. Puis, au bout de quelques mois, j'ai réussi un concours d'électro-technique organisé par la mine.

Le premier jour d'embauche, nous avons eu droit à une visite du fond de la mine. La première impression, c'est la descente dans la cage qui nous amène à 800 mètres de profondeur. On n'en finit pas de descendre. En sortant de la cage on est pris dans un courant d'air très fort, une petite tempête qui sévit tout le temps au Fond. Nous étions une dizaine pour ce premier jour. Nous avons parcouru des galeries sur un engin. Pour extraire la potasse, il faut rejoindre des chantiers qui se trouvent de trois à six kilomètres du puits, par des voies qui sont parfois en piteux état. On y voit des blocs de roches susceptibles de tomber d'un instant à l'autre, des ferrailles pliées par la pression qu'exercent les terrains au-dessus des têtes. La température de la roche qui vous entoure au Fond est de 50°C et vous transpirez des litres en quelques heures. Chacun boit dix litres par poste de travail. En fait avec le transport, comme on ne fait que 7 h 15, casse-croûte compris, on travaille environ 5 heures au Fond. Mais la durée de séjour sur ces postes de travail dépend de la température. Il y a des chantiers où on ne tient qu'une demi-heure à la file, pas plus.

Ce qui m'a surpris au début, c'est la rudesse des propos. C'est toujours une " gueulante " par-ci, une " gueulante " par-là. Contrairement à ce qui se passe au Jour, les agents de maîtrise sont considérés comme des ouvriers. Il n'y a pratiquement plus de hiérarchie au Fond. Il y a d'autres règles. Comme on risque sa vie souvent, les avertissements, les brimades ne peuvent pas exister, ou ne comptent pas. Il n'y a que la volonté de faire le travail en préservant sa vie et celle des autres.

Le danger vient pour partie de la chaleur. Si on ne s'hydrate pas assez, on a des crampes de chaleur, on risque des incidents cardiaques. Et puis il y a un kilomètre de terrain au-dessus de nos têtes. Tout " travaille ", se déforme en permanence. Les trois quarts du temps des mineurs sont consacrés à raboter les plafonds des galeries, à " rabassener " les sols, dans une lutte permanente contre les terrains qui bougent sans arrêt et referment les galeries. Surtout en taille, où le foudroyage est susceptible de survenir à tout instant. Le toit des galeries est maintenu par des énormes piles, des soutènements marchants, des vérins hydrauliques qui travaillent sous une pression de 300 bars. Une pression considérable (celle qui règne dans la mer à 3 000 mètres de fond), nécessaire pour maintenir les terrains en place le temps qu'on effectue le havage. Parfois, des flexibles (des sortes de tuyaux blindés qui amènent les liquides sous pression dans les vérins) lâchent et fouettent la voie.

Mon travail consiste à dépanner les machines. Des machines énormes dont la moindre pièce pèse 100 kg. Il faut tout faire à la main, parce qu'il s'agit de chantiers mobiles, sans pont roulant, sans palan automatique. Et avec la chaleur, tout mouvement est pénible.

Ceux qui réparent le matériel, comme moi, sont obligés de se dépêcher au maximum quand ils sont en intervention pour sortir le plus vite possible de ces coins de galeries qui sont invivables.

Une des choses qui m'ont frappé aussi, dans les premiers temps, c'est que, en dépit du fait qu'on " s'empaillait " souvent, chacun ressentait la nécessité d'être solidaire dans le travail. On ne peut pas travailler tout seul. Ce serait multiplier sa peine par cinq. Il est nécessaire de s'entraider, non seulement au niveau du travail, mais au niveau de la sécurité. Chacun surveille la sécurité de tous. C'est un bloc qui peut tomber, c'est un flexible qui est en train de fuir et qu'il faut changer, c'est la surveillance de l'aérage.

Les qualités d'un mineur, c'est déjà de pas avoir peur d'être dans le noir, d'être sous terre. Oui, c'est l'apprentissage de vaincre ses peurs. Et puis surtout, c'est apprendre à compter sur les autres. Par exemple, dans le puits où j'ai travaillé pendant dix ans, on était quatre cents. Et chaque année, il y avait une centaine d'accidents du travail, dont certains étaient graves. Au Fond, il n'y a pas de médecin, pas d'infirmier, le seul secours possible, c'est les autres, alors il faut être conscient que s'il nous arrive quelque chose, c'est les copains qui nous porteront les premiers soins, qui nous transporteront jusqu'au puits, etc. "