Des brevets sur le génome humain : Bonnes âmes et gros sous07/07/20002000Journal/medias/journalnumero/images/2000/07/une-1669.gif.445x577_q85_box-0%2C13%2C166%2C228_crop_detail.jpg

Leur société

Des brevets sur le génome humain : Bonnes âmes et gros sous

A juste titre, toute la presse a récemment salué comme un événement tout à fait spectaculaire l'identification des éléments qui forment le génome humain, le programme génétique commun de l'homme. Ce résultat, qui va permettre d'analyser tous les éléments qui participent à la vie de l'organisme humain, est l'aboutissement de travaux scientifiques qui ont impliqué des milliers de chercheurs et des centaines de laboratoires, dans une histoire que l'on peut faire remonter aux années 1860, lorsqu'un moine de Moravie, Gregor Johann Mendel (1822-1884), a observé la transmission de certaines caractéristiques d'un pois à ses descendants. La découverte des chromosomes, puis de l'acide désoxyribonucléique (ADN) qui les compose, enfin, il y a un demi-siècle, de la structure de cette molécule, avait permis d'identifier les 4 éléments (les 4 " bases ", cytosine, adénine, guanine, thymine - représentées par les lettres C, A, T, G) dont la succession créait dans la molécule d'ADN les dizaines de milliers de gènes capables d'ordonner à la cellule de construire les dizaines de milliers de protéines correspondantes. Quatre lettres seulement, mais répétées 3 milliards de fois dans un ordre tout à fait précis, dans chacune de nos cellules. C'est cette longue liste de CCAACCCTGAATGGG..., qui fait de chacun d'entre nous un être humain, qui vient d'être écrite.

L'annonce simultanée de ce déchiffrage de l'ADN de l'homme par deux groupes de chercheurs, l'un du secteur privé et l'autre dit du secteur public, a été l'occasion d'une série de déclarations publiques visant à démontrer l'attachement de leurs auteurs à " l'inviolabilité du corps humain " et à " l'accessibilité " de ces données scientifiques, estampillées pour l'occasion " patrimoine commun de l'humanité ". De telles proclamations de principes philosophiques fondamentaux, mettant le travail scientifique et l'humanité hors d'atteinte de toute exploitation commerciale, seraient tout à fait bienvenues si elles n'étaient si loin de la réalité quotidienne, et si l'identité de leurs auteurs n'avait de quoi surprendre... On a du mal, en effet, à imaginer Bill Clinton, Tony Blair ou Jacques Chirac (sans parler du député UDF Jean-François Mattei et de beaucoup de notables qui ont signé la pétition qu'il a lancée contre la " brevetabilité du vivant " contenue, selon lui, dans une directive de la Commission Européenne) en défenseurs de l'humanité contre l'intrusion maléfique de l'industrie !

En fait, il n'y a pas vraiment de quoi s'étonner : ces prises de position " éthiques " dont on nous a abreuvés recouvrent simplement une bataille, classique, de loups de la finance autour de la poule aux oeufs d'or. L'enjeu est que le déchiffrage du génome humain donne des outils extraordinairement précieux aux industriels pour créer de nouveaux tests diagnostics de maladies et de nouveaux médicaments. Or ce déchiffrage, et l'identification du rôle de nombreux gènes dans des maladies, ont été largement réalisés par un petit groupe de sociétés de biotechnologie (Celera Genomics est l'exemple le plus médiatique de ces " biotechs " aux USA, Genset l'est en France) qui se sont spécifiquement investies dans la question, en s'appuyant solidement d'ailleurs sur des travaux réalisés dans des laboratoires publics. Les grosses compagnies pharmaceutiques, elles, ne se sont pas placées très vite sur le terrain, faute d'une bonne évaluation du " retour sur investissement ". Elles n'ont réagi que lorsque le succès annoncé des " biotechs " a représenté une vraie menace, celle de devoir payer très cher des droits d'utilisation sur des brevets pour réaliser les tests diagnostics et les médicaments que seules, de fait, elles sont à même de réaliser et de mettre sur le marché (les " biotechs " n'ayant pas le savoir-faire pour de telles opérations). La " guerre du génome " a alors commencé, il y a 3-4 ans, et il est intéressant à cet égard de remarquer que, parmi les principaux soutiens de l'équipe qui vient de co-déchiffrer le génome qui a été proclamée par tous les commentateurs comme " publique ", on trouve en bonnes places le géant de la pharmacie Merck et la Wellcome Trust anglais, fondation liée - comme son nom l'indique - au trust mondial Glaxo-Wellcome...

Outre cette compétition sur le terrain scientifique, la bataille fait rage sur celui de l'éthique, ce qui n'est étonnant qu'en apparence. Ainsi, en imposant à Celera Genomics la publication des résultats (ce que recouvre la déclaration de " patrimoine commun de l'humanité " de Tony Blair et de Bill Clinton, le 14 mars dernier), les trusts pharmaceutiques pensaient surtout aux économies qu'ils allaient réaliser en évitant de payer des royalties sur les brevets que cette " biotech ", conservant secrets les résultats de ses recherches, aurait pu faire valoir.

La prise de brevets est toutefois indispensable à tous les capitalistes, pas seulement aux " biotechs ", pour marquer leur territoire et limiter les appétits de leurs concurrents, et il n'a jamais été question d'y renoncer totalement parce que " le corps humain est inviolable ", comme on nous le ressasse à satiété.

Le seul point qui se discute entre eux, c'est la somme de connaissances que l'on doit avoir accumulée pour avoir le droit de s'approprier les bénéfices, le moment dans la chaîne des travaux scientifiques nécessaires pour passer d'une connaissance " brute " à un produit profitable, à partir duquel le monde capitaliste accepte qu'un de ses membres prenne le dessus sur ses concurrents et se remplisse les poches. La définition précise de ce moment est déterminante dans la guerre commerciale entre " biotechs " et trusts pharmaceutiques. Une fois exclue la possibilité de breveter la simple description du gène (en raison du " patrimoine commun " sus-cité), le fait de l'autoriser dès qu'on aurait trouvé le rôle de la protéine à laquelle il donne naissance dans la cellule ou, au contraire, bien plus tard, lorsqu'on aurait créé à partir de cette connaissance un médicament vendable, fait une grosse différence quant à l'identité des récipiendaires de la manne que cette exploitation va créer. Dans le premier cas, de nouveau, c'est surtout les " biotechs " qui gagneraient ; dans le second, surtout les trusts du médicament. Alors, quand les arguments éthiques s'échangent avec brutalité entre ceux qui refusent " l'inviolabilité du corps humain " et ceux qui font valoir le " rôle essentiel de l'industrie dans le bien-être de l'humanité " (le slogan à la mode chez ces amoureux du genre humain est : " No patent, no drug ", c'est-à-dire " Pas de brevet, pas de médicament "...), les calculs de gros sous, eux, volent bas.

Tout est donc question de répartition entre des requins bien décidés, de toute façon, à faire tout le beurre possible de cette découverte scientifique extraordinaire que représente l'identification de notre génome. Blair, Clinton ou Chirac ont apparemment pris le parti des trusts pharmaceutiques. La Commission Européenne, qui préconise une brevetabilité un peu plus ouverte, paraît plus sensible aux intérêts des " biotechs ". La philosophie et les belles paroles, elles, ne sont là que pour amuser la galerie.

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