Thérapie génique : Un rêve scientifique perverti par la finance17/03/20002000Journal/medias/journalnumero/images/2000/03/une-1653.gif.445x577_q85_box-0%2C13%2C166%2C228_crop_detail.jpg

Leur société

Thérapie génique : Un rêve scientifique perverti par la finance

Des hôpitaux qui arrêtent brutalement des recherches, des administrations centrales qui s'affolent, des boursiers qui vendent précipitamment certaines actions... La mort d'un malade, en octobre dernier, à la suite d'un essai de traitement par " thérapie génique ", prend en ce moment aux Etats-Unis des allures de scandale administrativo-financier.

Depuis 15 ans, beaucoup de scientifiques travaillent autour d'une idée de traitement qui pourrait s'appliquer à de très nombreuses maladies, héréditaires ou non : la thérapie génique. Le nombre de malades qui pourraient en bénéficier se compte, pour les plus pessimistes, par dizaines de millions et la thérapie génique se présente ainsi potentiellement comme un extraordinaire bienfait pour l'humanité, dont certains comparent l'impact à celui de la vaccination ou des antibiotiques... le jour où on saura effectivement la maîtriser, ce qui n'est pas encore le cas malgré la réussite de quelques rares tentatives sur les centaines déjà réalisées.

Un remède qui fait déjà du bien... à certain portefeuilles

Mais si la thérapie génique ne soigne pas encore vraiment les malades, elle fait toutefois déjà du bien à certains portefeuilles. Il n'a pas fallu attendre même les premiers succès pour que certains financiers s'arrangent pour tirer de cette idée un maximum de profit. Le montage qu'ils ont utilisé pour cela est relativement courant dans le monde capitaliste : puisqu'il n'y a pas de produit à mettre sur le marché... vendons du vent ! Puisqu'il n'y a pas de résultat à mettre en avant... vendons du rêve ! Autour de la thérapie génique se sont alors créées des centaines de ce que l'on nomme aujourd'hui des " sociétés de biotechnologie ".

On compte aujourd'hui plusieurs milliers de ces sociétés consacrées à l'exploitation d'idées scientifiques dans le domaine biologique et médical (pas seulement donc la thérapie génique) en Amérique du Nord, plus d'une centaine en France. Leur point commun est d'être nées de la rencontre entre un chercheur venant d'obtenir un succès scientifique et des financiers pensant que ce succès pouvait être vendu à des boursicoteurs comme une chance de profit rapide et faramineux. Ces financiers - on dit abusivement " capital-risqueurs " alors qu'ils ne prennent en fait aucun risque, en tout cas personnel - se chargent de lever des fonds et le chercheur obtient ainsi, souvent, le laboratoire de ses rêves.

Les rêves qui doivent s'accomplir d'abord, ce sont pourtant ceux des financiers et ceux-ci n'ont aucune envie d'attendre les dix ans (en moyenne) que prend aujourd'hui dans l'industrie pharmaceutique le développement d'un nouveau traitement, avec tous les tests toxicologiques nécessaires, les manipulations chimiques, les essais chez des espèces animales parmi les plus proches de l'homme, etc. Il s'agit donc de gagner de l'argent, au plus vite, et sans rien vendre, donc de drainer celui que l'on trouve sur les marchés boursiers. Pour cela, le bagout suffit au début. Ensuite, il faut régulièrement relancer l'aspirateur à finances et les actionnaires se lassent. Alors, les chercheurs sont priés (instamment...) d'aller plus vite, de brûler les étapes, d'éviter les contrôles lorsqu'ils sont trop longs, ou trop chers, de donner enfin l'image d'une recherche qui gagne et qui, demain, sauvera des malades... et donc rapportera de l'argent.

Des expérimentations risquées

La façon la plus spectaculaire de le faire est de lancer un essai chez des patients. Depuis 1990, près de 400 essais de thérapie génique ont été lancés - essentiellement en Amérique du Nord - concernant 3 500 malades. Les résultats de ces essais sont à la hauteur de leur manque de sérieux scientifique : jusqu'à présent, deux seulement ont donné des résultats positifs, c'est-à-dire la guérison vérifiée sérieusement de quelques patients. L'objectif poursuivi a en revanche été atteint dans de nombreux cas, avec une montée des cours des actions et un afflux de capitaux. Parmi les sociétés de biotechnologie cotées au NASDAQ (le marché boursier spécialisé dans ces valeurs à New York), certaines ont ainsi, par exemple, au cours de l'année 1999, vu leurs actions s'envoler de 800 à 1 200 % ! Et tout cela, sans jamais rien vendre.

Le problème pour les financiers impliqués dans ces affaires lucratives est que, pour qu'il y ait des essais, il faut qu'il y ait des malades ! Et certains de ces malades poussent la mauvaise grâce jusqu'à mal supporter les traitements trop vite proposés, trop mal contrôlés, parfois même essayés malgré des contrôles partiellement défavorables.

Le nom et l'histoire de Jesse Gelsinger sont en train de devenir aux Etats-Unis le symbole des drames que cette course au profit peut provoquer. Agé de 18 ans, ce malade atteint d'un défaut héréditaire qui perturbait le fonctionnement de son foie s'est proposé pour un essai de thérapie génique. Bien équilibré par un autre traitement, ne présentant pas vraiment la forme de la maladie à laquelle l'essai s'attaquait, il n'aurait pas dû être inclus. Mais le nombre de malades volontaires était sans doute un peu court... Eh bien, J. Gelsinger est mort en octobre dernier des suites de l'administration d'une dose trop forte de thérapie génique, une dose dont on lui avait dit, ce qui était faux, qu'elle avait déjà été utilisée chez d'autres malades et dont on ne lui avait pas dit, alors que c'était connu, qu'elle avait entraîné la mort de plusieurs singes !

Le scandale éclate

À la suite de cet accident, la boîte de Pandore semble s'être ouverte et il n'y a plus une semaine sans que la précipitation, l'impréparation, l'incompétence voire la malhonnêteté des essais de thérapie génique ne soient dénoncées dans la presse américaine. Le plus spectaculaire, et il semble que la liste ne soit pas close, a été la révélation d'un nombre considérable " d'effets indésirables graves " des traitements (c'est-à-dire d'altérations notables de la santé des patients à la suite du traitement). De tels effets doivent être signalés aux autorités sanitaires, mais celles-ci sont tenues à la confidentialité. Il est cependant admis que tout accident mettant en question une stratégie développée par plusieurs équipes (ce qui est le cas de la thérapie génique) doit être révélé à la communauté scientifique et médicale, ne serait-ce que pour que d'autres patients n'en soient pas les victimes. En octobre dernier, il existait dans les archives des autorités scientifiques américaines une trentaine d'annonces d'effets indésirables graves destinées à la communauté scientifique. Après la mort de J. Gelsinger, elles ont repris ce dossier qui leur a paru un peu modeste et adressé une circulaire à tous les chercheurs impliqués depuis dix ans dans des essais de thérapie génique. Un mois après, plus de 650 annonces retardataires (certaines datant de 5 ans et plus !) leur étaient parvenues, stimulées sans doute par la peur des conséquences légales d'un camouflage maintenu dans les circonstances créées par le décès.

Des centaines de patients avaient donc ainsi déjà payé, sinon de leur vie du moins pour un certain nombre d'entre eux d'une altération de leur santé déjà fragile, la poursuite, par ceux qui prétendaient les soigner, d'un but qui, justement, n'était pas d'abord leur guérison. Certains avaient subi, alors qu'une simple information aurait permis de l'éviter, la répétition d'un traitement déjà connu comme dangereux.

Jusqu'où ira à présent le déballage, il est trop tôt pour le prédire. Un grand nombre des essais de thérapie génique en cours ont été brutalement stoppés par les autorités sanitaires fédérales et par la direction des hôpitaux dans lesquels ils étaient réalisés. Des équipes scientifiques sont en passe d'être débandées et de nombreuses sociétés de biotechnologie battent de l'aile, victimes d'un reflux des boursicoteurs dont on ne voit pas très bien ce qui pourrait l'arrêter. Derrière ces équipes, ces sociétés, il y a par ailleurs plusieurs milliers d'emplois (certains évaluent la part de la thérapie génique dans les sociétés de biotechnologie à 30 000 personnes en Amérique du Nord) qui risquent fort de disparaître à présent.

La thérapie génique n'est peut-être pas aussi bénéfique que certains l'ont pensé ; le capitalisme, lui, prouve tous les jours qu'il est maléfique.

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