- Accueil
- Lutte ouvrière n°1645
- Chili-1973 : Un massacre annoncé
Dans le monde
Chili-1973 : Un massacre annoncé
Au moment où un président socialiste est élu au Chili, il est bon de rappeler comment a été renversé le précédent. C'est le 11 septembre 1973 que la junte militaire présidée par le général Pinochet renversait le gouvernement de gauche du président Allende et commençait une répression des plus sanglantes contre la gauche et la classe ouvrière, pour briser celle-ci en interdisant ses partis, en assassinant ses dirigeants et ses militants, en terrorrisant les travailleurs. Allende était resté moins de trois ans au pouvoir.
Les élections présidentielles d'octobre 1970 avaient eu lieu dans une situation de relative agitation populaire dans les villes et les campagnes. Le candidat de l'Unité Populaire (union du PC, du PS, et de plusieurs petits partis du centre), Salvador Allende, un des fondateurs du PS et vieux routier du Parlement, arriva en tête mais, n'ayant pas la majorité absolue, fut élu ensuite par le Parlement, grâce aux voix des députés de la Démocratie Chrétienne, le parti du président précédent Eduardo Frei. La gauche n'avait, elle, que 80 députés sur 200 au Parlement.
Malgré un langage radical, Allende ne fit que poursuivre les réformes économiques engagées par son prédécesseur de la Démocratie Chrétienne : il acheva la réforme agraire de Frei, nationalisa les mines de cuivre et plus généralement les grandes entreprises étrangères ou chiliennes qui lui paraissaient décisives pour le contrôle de l'économie. Il s'endetta pour indemniser leurs propriétaires et pour cela vida les caisses de l'Etat.
Allende s'incline devant l'armée
Allende ne toucha ni à la police, ni à la justice, ni à l'armée, qui continuèrent à assurer la défense des propriétaires en réprimant les paysans qui occupaient les terres ou les ouvriers grévistes. Pire encore, à chaque fois que les affrontements de classe s'intensifiaient, Allende proclamait l'état d'urgence, appelait des généraux au gouvernement, se reposait sur l'armée pour rétablir le calme. Et malgré ses promesses, il maintint l'interdiction pour les soldats de faire de la politique en sachant fort bien, comme l'expliquait le secrétaire général du Parti Socialiste, Carlos Altamirano, que, " socialement, l'apolitisme de l'armée est un phénomène à sens unique. Dans la mesure où il dresse une muraille face à toute influence idéologique de gauche, il la livre sans contre-poids aux idées réactionnaires ". Allende voulait protéger, autant que possible, l'armée de l'effervescence populaire. Sachant comme n'importe quel politicien bourgeois que l'armée reste le principal et dernier recours pour maintenir l'ordre en cas d'affrontements sociaux, il fit tout pour préserver cet instrument intact.
Dès 1972, la crise économique frappa le pays de plein fouet : chute du prix du cuivre qui représentait 80 % des exportations du pays ; déficit budgétaire énorme grevé par les indemnisations ; inflation record pour financer le déficit d'autant que la droite, majoritaire au Parlement, refusa de voter de nouveaux impôts. Le blocage des prix combiné avec une certaine pénurie entraîna un formidable marché noir qui accentua encore la pénurie.
L'incapacité de l'Unité Populaire à empêcher le développement du chaos économique était en fait une incapacité politique à se faire craindre des possédants, grands et petits. Elle ne voulut pas contraindre, sous menace d'expropriation, les capitalistes à investir, elle ne les empêcha point de mettre leurs capitaux à l'abri à l'étranger, elle ne voulut point se donner les moyens de juguler le marché noir. Il aurait fallu mettre la bourgeoisie hors d'état de nuire, s'appuyer résolument sur la mobilisation des classes populaires. Ce n'est pas la crise économique qui a perdu Allende, mais bien sa politique qui refusait de s'appuyer sur la force de la classe ouvrière et des classes pauvres pour briser la résistance des possédants.
Une mobilisation ouvrière laissée sans perspectives
Et pourtant la population laborieuse se mobilisait de plus en plus et cherchait à imposer sa volonté aux possédants : grèves, occupations d'entreprises pour imposer leur nationalisation à des propriétaires qui voulaient les fermer ou licencier, comités d'usines, de quartiers, prenant de plus en plus en main le ravitaillement, la lutte contre le marché noir, groupes d'autodéfense contre les provocations de la police et des groupes fascistes, etc.
Mais c'est précisément au moment où la mobilisation populaire se développait qu'Allende décida en juin 1972 de reculer, expliquant, tout comme le Parti Communiste, que pour enrayer la crise il fallait marquer une pause dans les réformes, pour consolider l'alliance avec les classes moyennes. Le gouvernement prit même des décrets pour rendre aux patrons des entreprises occupées par les travailleurs. La lâcheté du gouvernement ne rallia pas les classes moyennes mais les encouragea à la violence. Pas moins de deux tentatives de coups d'État eurent lieu cette année-là.
En octobre 1972, la droite et les patrons tentèrent de renverser le gouvernement en sabotant l'économie. Les transporteurs routiers se mirent en grève, suivis par toutes les associations professionnelles des classes moyennes, appuyées par les commandos fascistes. Cela déclencha une mobilisation sans précédent des ouvriers, qui s'emparèrent des usines et redémarrèrent la production; des groupes d'autodéfense se mirent en place, le ravitaillement fut organisé directement avec les paysans. La classe ouvrière prenait conscience de sa force. Mais une nouvelle fois Allende proclama l'état d'urgence, transférant le pouvoir civil aux militaires. Il fit entrer les trois principaux généraux au gouvernement. La grève s'arrêta au bout d'un mois, après qu'Allende eut donné des gages aux propriétaires.
Après les élections législatives de mars 1973, dans lesquelles la droite avait placé l'espoir de remporter la majorité des deux tiers qui lui aurait permis de renverser Allende, mais qui vit l'Unité Populaire remporter 44 % des voix, il devint évident que c'était par la force que l'armée allait tenter de renverser le gouvernement. Appelés au secours par la droite, utilisés par la gauche comme béquille à chaque crise, les militaires se convainquirent qu'eux seuls pouvaient sauver le pays du chaos.
Un premier putsch préparé quasi ouvertement pour le 29 juin échoua mais servit de répétition pour la mise au point du plan final.
Une mobilisation ouvrière encore plus importante répondit à cette tentative, mais il était visible que les travailleurs ne disposaient pas, eux, d'un état-major susceptible de leur proposer un plan de bataille. Bien au contraire : tous ceux qui se prétendaient les défenseurs du prolétariat, à gauche comme à l'extrême gauche, que ce soient le Parti Communiste, le Parti Socialiste, le MIR (le Mouvement de la Gauche Révolutionnaire), répétaient, clamaient : " Non à la guerre civile ", comme si leurs incantations pouvaient éloigner le danger. Devant le danger, devant l'imminence d'une guerre à mort, ils désarmaient la classe ouvrière.
Les préparatifs ouverts ducoup d'Etat
A peine la mobilisation ouvrière terminée, les classes moyennes, camionneurs en tête, reprirent l'offensive, l'armée et les paramilitaires aussi. Un nouveau coup d'État se préparait au su de tous, mais Allende laissa les tribunaux poursuivre ceux des marins qui avaient proposé de s'y opposer ainsi que tous les responsables politiques de gauche qu'ils avaient rencontrés pour leur proposer de résister.
En août, Allende nomma Pinochet commandant en chef et celui-ci n'eut plus qu'à peaufiner son plan. Ce ne sont pas les 700 000 manifestants désarmés qui vinrent soutenir Allende devant le palais présidentiel qui pouvaient impressionner les militaires. Et le 11 septembre, après avoir jeté à la mer tous les marins qui voulaient résister, les militaires s'emparèrent sans coup férir du pouvoir et prirent une à une les usines où les ouvriers attendaient des consignes et des armes qui n'arrivèrent jamais. Allende, avant d'être tué dans son palais, s'était adressé cinq fois à la population sans jamais l'appeler à combattre les forces armées ni à venir le défendre.
Pourtant se battre n'aurait pas coûté plus cher aux travailleurs et aux militants que la victoire sans opposition réelle de Pinochet n'allait le faire. Mais après avoir refusé de croire ou de préparer le combat, les chefs de la gauche ne croyaient plus à la possibilité de le livrer quand il était engagé par l'ennemi.
Ce qui a manqué aux travailleurs, ce n'est ni la volonté de se battre ni le courage. Ni le nombre, car ils avaient été des centaines de milliers à manifester à Santiago, alors que l'armée n'avait, en dehors des carabiniers, que 50 000 hommes en tout. Mais ce qui a manqué aux travailleurs, c'est une direction aussi déterminée qu'eux-mêmes, qui aurait pu, avec un plan d'ensemble, donner toute son efficacité à l'énergie combattante des travailleurs. Celle qu'ils s'étaient donnée les avait honteusement abandonnés au massacre.
Altamirano et la gauche du PS estimaient ne rien pouvoir faire sans le reste de l'Unité Populaire et sans Allende. Quant au MIR, lui, il estimait ne rien pouvoir faire sans la gauche du PS. C'était de fil en aiguille faire dépendre le sort de la classe ouvrière de la politique d'Allende, qui remettait lui-même le sort des travailleurs au bon vouloir de l'armée.