Quelle liberté de la presse ?01/10/19991999Journal/medias/journalnumero/images/1999/10/une-1629.gif.445x577_q85_box-0%2C13%2C166%2C228_crop_detail.jpg

Leur société

Quelle liberté de la presse ?

Le projet de la loi de la ministre de la Justice, Elisabeth Guigou, qui porte sur la présomption d'innocence et sur les droits des victimes, et qui prévoit, entre autres, d'interdire certaines photos d'individus menottés ou de victimes de crimes, fait crier à la censure les journalistes de presse, ceux du Nouvel Observateur, de Télérama, de Libération, de l'Événement, du Monde et de Paris-Match, ainsi que nombre de ceux de la télévision. Du Manifeste pour l'image publié par l'Association nationale des journalistes, reporters-photographes et cinéastes, à l'Appel de Perpignan lancé par l'ancien directeur de Paris-Match qui aurait recueilli un millier de signatures de professionnels, c'est la croisade contre ce projet de loi, et ce, au nom de la " liberté de la presse ".

Les deux dispositions qui soulèvent la polémique : l'interdiction de la diffusion de photos de personnes menottées sous peine d'une amende de 100 000 F, l'interdiction de la diffusion, " par quelques moyens que ce soit et quel qu'en soit le support, de la reproduction des circonstances d'un crime ou d'un délit lorsque cette reproduction porte atteinte à la dignité d'une victime ", ne sont pas des idées nouvelles. Mais il y aurait une prétendue avalanche de procès " non justifiés ", intentés à la presse en particulier par " l'homme de la rue " - pour reprendre les termes de ces journalistes - qui, se reconnaissant sur une photo, en profiterait pour porter plainte, simplement pour arracher des indemnités conséquentes. L'exemple cité par tous les journaux à cette occasion est celui de cette photo de la " pasionaria " de Mai 68, juchée sur les épaules d'un manifestant un drapeau à la main, qui fut, nous dit-on, déshéritée par son père et qui, aujourd'hui, réclame 250 000 francs d'indemnités à l'agence Gamma. Il y aurait donc de l'abus et le projet Guigou ne ferait qu'aggraver cette situation.

Si les patrons de la presse avancent surtout comme arguments des histoires de gros sous, ce qui n'est pas très étonnant, les autres journalistes en donnent d'autres, plus " nobles " : la liberté de la presse serait désormais bafouée car, selon eux, les images qu'ils diffusent dans les journaux et à la télé contribueraient à réveiller les consciences, " aideraient les hommes à construire le monde ". " Un événement sans images serait donc un événement qui n'existe pas ". Le photographe de guerre Yves Morvan affirme même : " On n'aurait pas montré les attentats en France dans leur crudité, cela aurait duré beaucoup plus longtemps. "

Que l'on s'entende bien. Nous sommes partisans d'une liberté totale d'informer. Mais pour l'instant, cette liberté telle qu'elle se pratique n'est qu'un leurre, en dépit de ce que pensent certains journalistes, qui quelquefois y croient sincèrement. Et pourtant, ils sont les mieux placés pour en saisir les limites. Si cette liberté est bafouée, ce n'est pas à cause des dispositions de Guigou. Ce qui fera les limites de cette liberté de la presse, c'est qu'elle n'est qu'accessoirement un support pour l'information. Elle est avant tout une marchandise aux mains des grands magnats de la presse ou d'autre chose, comme des Bouygues, Bolloré, Pinault et les gros actionnaires de Vivendi. Et le projet de Guigou ne change pas grand-chose à cette réalité. La petite tempête déclenchée par la ministre de la Justice sera sans doute d'ailleurs vite oubliée, puisqu'elle se dit prête à rencontrer, début octobre, les patrons de la presse pour rediscuter de son projet !

La préoccupation des grands patrons qui possèdent les médias n'est pas seulement de gagner de l'argent. Elle est aussi de peser sur l'opinion. La liberté de la presse, la vraie, pas celle qui est simplement inscrite dans la Constitution, serait que les travailleurs aient les moyens matériels d'avoir la parole, ce que les travailleurs ne pourront d'ailleurs obtenir de personne d'autre que d'eux-mêmes. Mais là, on est loin du dérisoire débat entre des journalistes et un ministre pour savoir si la presse pourra continuer à montrer un bras déchiqueté ou des poignets menottés.

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