Maghreb : les peuples face à l’impérialisme et à leurs propres dirigeants22/06/20252025Cercle Léon Trotsky/medias/cltnumero/images/2025/06/couverture_CLT_181.jpg.484x700_q85_box-10%2C0%2C597%2C848_crop_detail.jpg

Maghreb : les peuples face à l’impérialisme et à leurs propres dirigeants

Pour écouter l'enregistrement de la conférence, suivez ces liens : 1e partie ; 2e partie ; débat

 

Le 30 juillet 2024, à l’occasion du 25e anniversaire de son accession au pouvoir, le roi du Maroc, Mohammed VI, recevait un cadeau d’Emmanuel Macron : la reconnaissance officielle de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. Cette ex-colonie espagnole est revendiquée à la fois par le Maroc et par les indépendantistes sahraouis du Front Polisario, soutenus par l’Algérie.

Ce cadeau mettait un terme au froid qui s’était installé entre la France et le Maroc, depuis le scandale qui avait révélé que le Royaume avait mis sur écoute, grâce au logiciel espion israélien Pegasus, de nombreuses personnalités, dont le président de la République française.

Si cette reconnaissance a réchauffé les relations avec le Maroc, elle a, en contrepartie, ouvert une crise diplomatique sans précédent entre la France et l’Algérie. Dans les trois pays, les tensions ont été utilisées pour faire diversion au mécontentement social et renforcer le sentiment national.

Accusation d’espionnage, emprisonnement de l’écrivain Boualem Sansal, affaire des influenceurs, meurtre de Mulhouse, expulsions d’Algériens sous OQTF, menace de dénoncer les accords du 4 décembre 1968, kidnapping de l’influenceur Amir DZ, renvoi des agents consulaires, ces épisodes, dignes de la série Le Bureau des légendes, ont donné lieu à des polémiques instrumentalisées pour des enjeux de politique intérieure française.

Le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, en campagne pour prendre la tête de LR et aux ambitions présidentielles affichées, a soufflé sur les braises afin de s’imposer au sein de son propre parti et face à ses rivaux d’extrême droite. Il s’est d’ailleurs vanté que chaque polémique l’avait servi et rendu populaire.

Marine Le Pen, soucieuse de ne pas se faire doubler sur sa droite, a exigé le « gel des visas et des transferts de fonds privés », et a promis, si elle arrivait au pouvoir, de « traiter l’Algérie comme Trump l’a fait avec la Colombie ».

Début avril, alors que Jean-Noël Barrot était envoyé en Algérie pour apaiser la crise, il était sous le feu des critiques de l’extrême droite, accusé de « se coucher devant la dictature algérienne ».

Cette surenchère écœurante s’inscrit dans la campagne anti-immigrés menée par ce gouvernement, comme par ses prédécesseurs. Tant pis si ces calculs politiciens s’opposent aux intérêts des patrons français implantés en Algérie et qui sont sidérés par cette campagne hystérique. Tant pis pour tous les travailleurs algériens ou d’origine algérienne, pris en tenaille entre deux pouvoirs, et qui en ont assez d’être stigmatisés, présentés comme des privilégiés et des délinquants.

Cette brouille diplomatique sert à faire diversion au mécontentement social et ne concerne pas les travailleurs, que ce soit en France ou en Algérie. Les travailleurs conscients doivent s’opposer à cette campagne haineuse ! Travailleurs de toutes origines, mêmes patrons, même combat !

Cette crise révèle à quel point le passé colonial continue de peser. Bien que les peuples du Maghreb aient accédé à l’indépendance depuis plus de six décennies, la mainmise de l’impérialisme, et en premier lieu de l’impérialisme français, sur cette région, elle, n’a jamais cessé. Les peuples qui étaient fiers d’avoir mis à bas l’oppression coloniale ont rapidement déchanté. Alors qu’ils espéraient une vie libre et digne, ils ont vu se dresser devant eux leurs propres dirigeants, leurs nouveaux oppresseurs. Si les trois nouveaux États indépendants – le Maroc et la Tunisie en 1956, l’Algérie en 1962 – présentaient des visages différents, chacun des régimes issus des indépendances a utilisé les mêmes méthodes pour écraser les contestations qui n’ont pas manqué de s’exprimer. En définitive, chacun de ces nouveaux États était à sa manière le défenseur de l’ordre bourgeois et le garant de l’ordre impérialiste.

Le Maghreb

Le Maghreb comprend cinq États reconnus : la Libye, la Tunisie, l’Algérie, le Maroc et la Mauritanie, auxquels il faut ajouter le Sahara occidental, ancienne colonie espagnole, et qui en fait n’a toujours pas été décolonisé.

110 millions d’habitants vivent dans cet espace bordé par la mer Méditerranée, l’océan Atlantique et l’immense désert du Sahara. Nous évoquerons, principalement les trois pays du Maghreb central, la Tunisie, l’Algérie, le Maroc ainsi que le Sahara occidental dont le sort est lié aux précédents et dont les peuples partagent une longue histoire commune. Ils ont été colonisés par la France et l’Espagne et ont mené de durs combats pour accéder à l’indépendance, des combats qui se sont toujours inter influencés. L’arabe officiel est leur langue commune et ils partagent la même langue de communication, l’arabe populaire maghrébin, ainsi que la langue berbère déclinée en de nombreux dialectes. Ils partagent la même culture, les mêmes aspirations, ils auraient dû avoir un destin commun, mais ce ne fut pas le cas.

En effet, depuis l’indépendance, les peuples marocain et algérien subissent les rivalités entre leurs dirigeants. Ces rivalités étaient inscrites, avant même les indépendances, dans les projets des dirigeants nationalistes, chacun visant à la construction de son propre État. Ces tensions quasi permanentes entre les deux plus grands États du Maghreb, le Maroc et l’Algérie, ont été attisées par l’impérialisme français, qui n’avait pas intérêt à avoir face à lui un vaste ensemble uni.

Autant dire que la lutte des peuples du Maghreb contre l’oppression, c’est notre histoire à nous, travailleurs, de part et d’autre de la Méditerranée. D’abord parce que la colonisation française y a laissé une empreinte durable, ensuite parce que la France a joué un rôle essentiel dans la mise en place de ces États indépendants, et enfin parce que depuis plusieurs générations une fraction importante de la classe ouvrière française, quelque dix millions de personnes en comptant les descendants des immigrés, est originaire du Maghreb.

Les polémiques autour du passé colonial

Ces derniers mois, la colonisation de l’Algérie a été au cœur de nombreuses polémiques. Ainsi, pour avoir affirmé que « la France avait fait des centaines d’Oradour-sur-Glane en Algérie », le journaliste Jean Michel Apathie, pourtant non connu pour des positions radicales, a été suspendu de RTL, mis au pilori et sommé de présenter des excuses. Ses propos ont été qualifiés par Jordan Bardella d’« odieuse falsification de l’Histoire ». Venant de l’extrême-droite, cela ne nous étonne guère, car elle a toujours compté dans ses rangs les héritiers de l’Algérie française, qui n’ont jamais digéré l’indépendance de ce pays. Cette haine, la génération disparue des Jean-Marie Le Pen l’a transmise à ses descendants et aujourd’hui ces nostalgiques réactionnaires sont renforcés par le ralliement de la droite issue du gaullisme, avec laquelle ils s’étaient pourtant opposés sur la question algérienne. Les voilà réunis, réhabilitant le mythe des bienfaits de l’Algérie française, attisant la haine à l’égard de ce pays, devenu un bouc émissaire. Sarkozy avait ouvert la voie. Par sa loi de 2005, il avait tenté d’imposer l’enseignement du rôle « positif » de la colonisation. Sa loi n’est pas passée, mais le mythe de la prétendue « repentance » qui serait exigée par l’Algérie, lui, s’est répandu. On ne peut compter le nombre de fois où il a asséné « Nous n’avons pas à rougir de l’histoire de France ». Il a ouvert la voie aux Retailleau, Darmanin et Ciotti, l’ex-président des LR rallié à Le Pen qui a qualifié d’« insulte à la France » et d’« infamie » les propos d’Apathie.

Mais la seule et vraie infamie, c’est l’exécution en 1830 de 800 habitants de Blida et le massacre, vingt ans plus tard, des villageois de Zaatcha, dont les crânes étaient exposés au musée de l’Homme à Paris ! L’infamie c’est l’emmurement, jusqu’à ce que mort s’ensuive, de 500 membres de la tribu des Bani Sebih dans une vaste caverne à Aïn Merane, entre Tlemcen et Mostaganem. L’infamie ce sont les enfumades, comme celle qui, en 1845, conduisit à l’asphyxie des mille membres d’une tribu, réfugiée dans les grottes du massif du Dahra.

De la conquête coloniale aux indépendances

La conquête coloniale

Dès 1830, l’Algérie vit débarquer les troupes françaises, les financiers et les colons venus faire fortune et piller les richesses du pays. Il fallut quarante ans à l’armée française pour venir à bout de la résistance acharnée de la population. Le nord de l’Algérie, où les élites locales avaient été massacrées, fut annexé dès 1848, divisé en trois départements et transformé en colonie de peuplement.

En 1881, la France s’emparait de la Tunisie, puis en 1912 d’une partie du Maroc, le reste étant occupé par l’Espagne. Si le nœud coulant de l’endettement fut utilisé par la France pour prendre le contrôle de l’économie de ces pays, elle eut aussi recours à la force des armes. Elle mit en œuvre tout le savoir-faire acquis en Algérie, en matière de répression coloniale. Ainsi en 1910, au Maroc, un soulèvement populaire fut atrocement réprimé par des troupes françaises. Après des conquêtes courtes mais qui n’en furent pas moins violentes, la France fit de la Tunisie et du Maroc des protectorats, affirmant que ces pays n’étaient pas aptes à se diriger eux-mêmes sans être « aidés ». Elle fit le choix de les administrer en s’appuyant sur des pouvoirs locaux, le bey de Tunis et le sultan à Rabat.

À la veille des indépendances, la perpétuation de la domination coloniale était présentée à la population française comme essentielle à la grandeur du pays et comme une évidence. Pour le million d’Européens qui vivaient en Algérie depuis plusieurs générations, l’Algérie « c’était la France » et cela paraissait irréversible.

L’essor des mouvements nationalistes

Certes, dans les années 1920 et 1930, la France avait été confrontée au Maghreb à des révoltes, qui avaient fait trembler l’empire colonial, mais à chaque fois, elle avait réussi à rétablir l’ordre. Ainsi, en 1925, dans les montagnes du Rif, au nord du Maroc, la France mit toute la puissance de son appareil militaire pour écraser le soulèvement populaire dirigé par Abdelkrim el-Khattabi, qui avait non seulement infligé une lourde défaite aux armées espagnoles mais aussi réussi à créer une République du Rif de trois millions d’habitants qui menaçait de s’étendre au reste du Maghreb. Dans le même temps, en France, les autorités surveillaient de près le jeune Parti communiste que la révolution russe avait fait naître. Il portait haut et fort le drapeau de l’internationalisme, appelant les soldats français à fraterniser avec les soldats rifains. En 1925, 900 000 ouvriers français répondirent à son appel à la grève contre cette sale guerre coloniale menée par Pétain.

Partout, la répression et le mépris des colons renforçaient le sentiment d’oppression nationale. De Rabat à Tunis, de nouvelles générations militantes se levaient et s’organisaient. Depuis 1924 à Paris, l’Union intercoloniale, créée par le Parti communiste, cherchait à s’adresser à l’ensemble des opprimés coloniaux. Des travailleurs algériens se regroupèrent au sein de l’Étoile nord-africaine pour réclamer l’indépendance et, il faut le souligner, l’unité des trois pays du Maghreb. La police eut beau arrêter à maintes reprises son leader, Messali Hadj, l’Étoile nord-africaine gagna en influence en France et en Algérie.

Au début des années 1930, au Maroc, ce furent les Jeunes marocains, issus des classes aisées traditionnelles, qui furent à l’initiative, tandis qu’en Tunisie un jeune avocat nommé Bourguiba fondait le parti Néo Destour.

Mais dans ces années 1930, alors que le monde était ébranlé par une crise sans précédent, c’est de la classe ouvrière que vint la contestation la plus déterminée, qui culmina avec la grève générale de mai et juin 1936.

Partie de France, elle déferla dans tout le Maghreb. L’arrivée au pouvoir du gouvernement de Front populaire en 1936 semblait rendre possible l’indépendance. En Tunisie, la détermination et l’unité des travailleurs français et tunisiens imposèrent que les accords Matignon soient applicables aux travailleurs tunisiens. Cette union confirmait qu’en dépassant les divisions créées par l’État colonial, la classe ouvrière pouvait être une force capable de diriger, elle-même, la révolte de l’ensemble des opprimés. D’autant qu’au Maroc et en Algérie la seule réponse de la gauche au pouvoir fut la répression.

La déception et la colère furent grandes parmi les travailleurs, qui se tournèrent alors du côté des organisations nationalistes. Comme un symbole, Messali Hadj avait abandonné le drapeau rouge pour créer un drapeau algérien. Pour sauver l’ordre social et colonial, la bourgeoisie française put compter sur Léon Blum, mais aussi sur le Parti communiste, qui avait définitivement tourné le dos à sa politique internationaliste de ses débuts.

L’ordre colonial avait été sauvé, mais son temps était compté.

Après la Deuxième Guerre mondiale

La Deuxième Guerre mondiale allait définitivement saper les bases de l’empire colonial. La France, dirigée par le général de Gaulle, s’y accrochait d’autant plus qu’elle sortait affaiblie de ce conflit mondial, dont l’URSS et les États-Unis étaient les grands vainqueurs. De Gaulle ne put éviter la révolte qui grondait, nourrie par une misère effroyable et la montée des revendications nationalistes. Le débarquement allié en novembre 1942 et la rencontre entre le président américain Roosevelt et le sultan du Maroc à Casablanca étaient un encouragement pour les militants marocains d’un nouveau parti, l’Istiqlal, qui signifie Indépendance.

Le premier signal de la révolte fut donné en Algérie, dans le Constantinois, le 8 mai 1945, il y a tout juste 80 ans. Dans les défilés organisés pour marquer la libération, les militants algériens crièrent « À bas la colonisation » et la police attaqua les manifestants qui brandissaient le tout nouveau drapeau algérien. À Sétif, le défilé vira à un affrontement qui s’étendit le jour suivant, provoquant en retour une répression féroce, qui fit selon les estimations entre dix mille et quarante mille morts. Cette saignée, faite avec la complicité des ministres communistes, offrait un répit aux partisans de l’Algérie française.

Ces années d’après-guerre, qui s’ajoutaient à celles de la guerre, furent des années terribles, toutes les ressources des colonies étant orientées en priorité vers la France, notamment le blé et l’orge, laissant la population dans une situation de famine.

La montée ouvrière en Tunisie et au Maroc

Au Maroc et en Tunisie, dans les années d’après-guerre, on assista à une montée des grèves ouvrières, malgré l’opposition du PCF, le Parti communiste français qui menait, en France, la « bataille de la production» avec la peau des travailleurs.

Au Maroc, les travailleurs combatifs affluèrent vers l’Istiqlal, le nouveau parti indépendantiste, dirigé alors par Allal El Fassi, qui créa des syndicats clandestins combatifs. Les grèves victorieuses de l’année 1951 le renforcèrent davantage. Le sultan voulut récupérer ce succès en 1952 en exigeant, devant une immense foule, « l’émancipation politique totale du Maroc ».

En Tunisie, le leader syndical Farhat Hached avait déjà quitté la CGT de Tunisie pour fonder en 1946, l’UGTT (L’Union générale des travailleurs de Tunisie). En effet, à l’unisson de la CGT de France, alignée sur le gouvernement français, celle de Tunisie présentait la grève comme « l’arme des trusts » et exhortait les travailleurs tunisiens à reconstruire coûte que coûte le pays qui les opprimait.

L’UGTT de Farhat Hached connut un essor foudroyant : deux ans après sa fondation, elle regroupait 100 000 adhérents. Farhat Hached avait rejeté la CGT de Frachon, qui mettait la force des travailleurs au service de la bourgeoisie française, mais en soutenant le Néo-Destour de Bourguiba, un parti nationaliste bourgeois, l’UGTT mettait cette force au service de la bourgeoisie tunisienne.

Bourguiba espérait obtenir l’autonomie de la Tunisie, par un compromis avec les autorités françaises, qui lui opposèrent une fin de non-recevoir. La répression s’accrut. Bourguiba fut arrêté et déporté, et Farhat Hached, laissé en liberté, devint la cible de l’extrême-droite française, qui l’assassina en 1952. Dans les jours qui suivirent ce crime, les manifestations s’étendirent. L’armée française les mata avec la plus grande brutalité.

L’assassinat du leader syndical tunisien déclencha au Maroc des manifestations et des grèves qui prirent un caractère explosif en 1953, quand les autorités françaises destituèrent le sultan Ben Youssef et l’exilèrent à Madagascar.

En Algérie, un nouveau statut, adopté en 1947, était censé accorder le suffrage universel aux Algériens, mais il n’avait d’universel que le nom. Non seulement les femmes en étaient écartées, mais il établissait deux collèges qui aboutissaient à ce que la voix d’un Français valait celle de neuf Algériens. La défaite de l’armée française en Indochine encouragea une nouvelle génération de militants à engager la lutte armée. Le FLN (Front de libération nationale), issu des rangs du parti de Messali Hadj mais en rupture avec le vieux dirigeant, vit le jour le 23 octobre 1954. Le 1er novembre, ses dirigeants donnèrent le signal de l’insurrection, par une série d’attentats à travers l’Algérie.

Les dirigeants français craignaient la jonction des luttes des peuples des trois pays du Maghreb. Ils craignaient également que les révoltes en Tunisie et au Maroc se radicalisent et échappent au contrôle des forces nationalistes les plus modérées. Des signes confirmaient cette crainte. En effet, une lutte armée voyait le jour au Maroc et en Tunisie.

Le gouvernement français se savait incapable de faire face à une explosion qui aurait gagné tout le Maghreb, aussi s’empressa-t-il de rechercher une solution pour éteindre l’incendie. Bourguiba en Tunisie et le sultan au Maroc étaient des interlocuteurs responsables avec lesquels il pouvait négocier. On les sortit de leur exil et, à leur retour au pays, ils furent l’un et l’autre accueillis par une foule en liesse.

Au Maroc, le 2 mars 1956, le sultan remis sur le trône troqua son titre pour celui de roi du Maroc, sous le nom de Mohammed V. Quelques jours après le 20 mars 1956, Habib Bourguiba, le chef du Néo-Destour, prit la tête d’un gouvernement de transition en Tunisie.

La Tunisie et le Maroc indépendants, l’armée française avait désormais les mains libres pour tenter de rétablir l’ordre colonial en Algérie. Ses exactions renforcèrent les rangs du FLN qui s’imposa comme direction de la lutte à sa propre population, mais aussi face aux organisations rivales, sommées de se rallier, sous peine d’être combattues et leurs partisans exécutés. L’état-major français, qui voulait se venger de sa défaite de Diên Biên Phu en Indochine, eut beau mobiliser son armée, sa puissance de feu et plus de deux millions de jeunes appelés, le 5 juillet 1962, après huit ans d’une guerre terrible, le peuple algérien obtint son indépendance.

La révolte des peuples du Maghreb ouvrait des possibilités... gâchées

Chasser la puissance coloniale avait coûté très cher au peuple algérien : au moins 500 000 morts et deux millions de déplacés dans des camps. Ces sacrifices inouïs avaient été d’autant plus importants qu’il s’était retrouvé isolé dans la lutte. Cet isolement n’était pas une fatalité, il était le fruit de la politique des dirigeants nationalistes, et de la honteuse trahison des organisations ouvrières en France, qui s’étaient montrées complices du massacre des Algériens. En premier lieu, le Parti socialiste avait été à la tête de gouvernements ayant mené cette sale guerre. Le Parti communiste français, lui, se démarqua à peine du PS. Il vota les « pleins pouvoirs civils et militaires » en Algérie, qui permirent l’envoi du contingent.

Tout en prônant la paix en Algérie, le PCF abandonna à leur sort les rappelés qui, en 1956, refusaient de monter dans les trains qui les emmenaient faire la guerre. Cette politique acheva de discréditer le PC algérien qui lui était lié et renforça les nationalistes du FLN.

En France, le PCF ne protesta pas non plus quand un couvre-feu fut imposé aux dizaines de milliers d’Algériens de la métropole. Pourtant, leur très grande majorité étaient des travailleurs exploités, aux côtés de travailleurs français, dans les mêmes usines, les mêmes mines, sur les mêmes chantiers ou exploitations agricoles. Ni le FLN, ni le PCF, ni aucun grand parti n’eut de politique pour que ces deux fractions de la même classe ouvrière se battent ensemble pour des objectifs communs, en France ou de l’autre côté de la Méditerranée. Cet alignement de chaque côté, chacun derrière sa bourgeoisie, n’a pas fini d’avoir des conséquences. On le paie encore 60 ans plus tard !

L’isolement du peuple algérien a résulté aussi du choix étroit des dirigeants nationalistes des trois pays du Maghreb de bâtir chacun leur propre État. Ce choix, ils l’ont imposé à leurs propres peuples, qui avaient subi la même oppression coloniale, les mêmes privations, et qui partageaient les mêmes aspirations à une vie digne et libre. Dans un même élan, les classes opprimées du Maghreb avaient relevé la tête, conscientes d’appartenir à un même ensemble. Le sentiment de solidarité et les nombreux liens qui les unissaient ouvraient des possibilités révolutionnaires considérables. Les dirigeants nationalistes n’ont jamais cherché à s’appuyer sur ces sentiments, alors qu’en s’unissant les classes populaires des trois pays auraient pu accéder à l’indépendance dans des conditions bien plus favorables.

C’était pourtant l’idée défendue en son temps par Abdelkrim, le héros de la révolte du Rif quand il déclarait : « S’il y avait eu, en Algérie et en Tunisie, et en même temps qu’au Rif, une résistance équivalente, l’histoire se serait écrite autrement. » Des travailleurs des trois colonies étaient organisés au sein de l’Étoile Nord-africaine de Messali Hadj, qui avait envisagé, à ses débuts, l’émancipation de l’ensemble des peuples du Maghreb comme un objectif commun. Et quand en 1947 Abdelkrim, qui avait fui son exil et s’était réfugié au Caire, avait réussi à réunir les nationalistes algériens, marocain et tunisien dans le premier congrès du Maghreb arabe, il défendait toujours l’idée d’un Maghreb uni et indépendant.

Mais dans les années 1950, les dirigeants nationalistes des trois pays tournèrent le dos à la perspective tracée par Abdelkrim. Il n’y avait pourtant vraiment rien d’automatique à ce que le départ de la France se traduise par l’émergence de trois États opposés et concurrents !

Pour autant, à l’heure des indépendances, ces nouveaux États incarnèrent aux yeux de leurs peuples la fin du mépris, la dignité retrouvée. Les peuples pouvaient, en effet, se sentir heureux et fiers d’avoir mis fin à l’humiliation coloniale. Mais, s’ils aspiraient de tout cœur à sortir leur pays du sous-­développement, leur espoir céda vite la place au désenchantement.

Ces régimes se référaient à des idéologies différentes, cependant ils prirent partout et très vite le même visage autoritaire. Quant aux discours des dirigeants nationalistes sur l’unité du Maghreb, les peuples n’allaient pas tarder à découvrir qu’ils n’étaient que pure démagogie.

Ben Bella, le premier président de la République algérienne, avait bien déclaré : « Le regroupement avec nos frères d’Afrique du nord est plus que nécessaire, il est vital ! » Mais chacun voulait son propre appareil d’État, pour défendre les intérêts de sa bourgeoisie, contre ses voisins et son propre peuple. Chacun voulait être maître de son propre territoire, derrière ses propres frontières, pour accéder à la meilleure part des miettes laissées par l’impérialisme. Alors même qu’une coopération économique et même une unité étatique des trois pays leur auraient donné bien plus de moyens pour résister aux pressions impérialistes, en particulier celles de l’ex-puissance coloniale.

Au lendemain de l’indépendance de l’Algérie, ces rivalités débouchèrent sur des conflits fratricides à propos du tracé des frontières.

La monarchie marocaine revendiquait, au nom d’un « Maroc historique » précolonial, des territoires jusqu’à la frontière avec le Mali et le Sénégal, incluant le Sahara espagnol, la Mauritanie et une partie du Sahara algérien. Le FLN, au nom de l’intangibilité des frontières issues de la colonisation, rejetait les revendications marocaines. Il estimait que ces territoires, le peuple algérien les avait payés de son sang. À l’automne 1963, un an après l’indépendance de l’Algérie, les rêves d’unité maghrébine s’évanouirent définitivement quand un violent accrochage opposa les armées marocaine et algérienne pour le contrôle des villes de Tinjoub et Hassi-Beïda, dans les confins du Sahara. Cette « guerre des sables », aurait fait plus de mille morts. Trois ans plus tard, le tunisien Bourguiba revendiquait à son tour une zone frontalière nommée « la borne 233 », mais il renonça à l’escalade avec son voisin algérien.

Ces conflits frontaliers, dans des zones désertiques possiblement riches en minerais et hydrocarbures, traduisaient la nécessité impérieuse, pour les nouvelles classes dirigeantes de ces États, de s’approprier les ressources pouvant développer leur économie nationale naissante, dans un monde dominé par l’impérialisme.

L’économie de ces pays, essentiellement agricole, avait été déformée par la colonisation avant tout en fonction des besoins de la France. Dans les trois pays, les dirigeants affichèrent la volonté de développer leur pays. Pour nourrir une population en augmentation, les réformes agraires étaient présentées comme la solution, mais celles-ci ne remplirent pas leurs promesses.

L’indépendance politique, en soi, ne pouvait permettre d’échapper aux griffes de l’impérialisme. L’exploitation des paysans et des ouvriers permit à une bourgeoisie et une petite bourgeoisie nationales d’émerger, et aux multinationales de prélever leur dîme. Les nouveaux dirigeants bâtirent des appareils de répression redoutables dont la première fonction était d’écraser les révoltes, qui éclatèrent à maintes reprises.

Des indépendances aux années 1990 : un développement national impossible ! La mise en place des nouveaux États

En Algérie

En Algérie, en prenant le titre de République démocratique et populaire, le régime prétendait répondre aux exigences populaires. En 1960, un dirigeant de l’UGTA (Union générale des travailleurs algériens, d’obédience FLN) avait formulé ces aspirations ainsi : « Les travailleurs algériens ne luttent pas seulement pour avoir un drapeau et des ambassades ; ils luttent pour garantir au paysan la terre, à l’ouvrier le travail et de meilleures conditions de vie. »

Les dirigeants nationalistes du FLN portaient les espoirs de tout un peuple de sortir enfin de la pauvreté. Mais dès l’indépendance, la population, qui n’avait jamais eu son mot à dire, assista à la lutte de pouvoir entre les chefs du FLN. Porté par l’armée, Ahmed Ben Bella instaura le régime du parti unique et élimina ses rivaux, avant d’être lui-même éjecté, en 1965, par le coup d’État militaire de Boumédiène. La bourgeoisie algérienne était trop faible pour pouvoir diriger le pays autrement qu’avec l’appui de l’armée. Celle-ci devint donc ainsi la colonne vertébrale du régime. La puissante sécurité militaire, bâtie au cours de la guerre d’indépendance, épurait tous les canaux par lesquels aurait pu s’exprimer la contestation, telle que l’Union générale des travailleurs algériens.

Les accords d’Évian, signés entre la France et l’Algérie en 1962, sanctionnaient un rapport de forces et codifiaient les relations entre les deux pays. Ils avaient permis à la France de conserver des bases militaires, dont des bases d’essais nucléaires au Sahara. La bourgeoisie française avait réussi à imposer un contrôle sur les hydrocarbures et les richesses minières. De 1966 à 1970, 75 % de la production de la société pétrolière française Elf provenait du Sahara.

L’État algérien fut contraint dès le début d’engager un bras de fer pour s’assurer un minimum de contrôle sur sa propre économie. Entre 1963 et 1968, il nationalisa un million d’hectares de terres appartenant aux colons, des sociétés minières et soixante-sept usines privées françaises. Le 20 juillet 1970, l’État algérien tenta d’imposer aux sociétés françaises une augmentation du prix du baril de pétrole de 2 à 2,80 dollars. La France refusa de relever les tarifs et de payer les 25 milliards de francs de taxes qu’elle devait au pouvoir algérien. Boumédiène riposta en nationalisant le gaz et le pétrole, ainsi qu’en prenant le contrôle de 51 % des actifs des compagnies pétrolières françaises. Il créa la Sonatrach, la société nationale chargée de l’exploitation du pétrole et du gaz et lança un plan d’industrialisation du pays. L’État français répondit en procédant à l’embargo sur les exportations pétrolières.

Malgré l’absence de liberté, ces mesures étaient vécues par la population comme une revanche après les concessions imposées par l’impérialisme français lors des accords d’Évian. Ces mesures, qui n’avaient rien de socialistes, étaient la réaction de l’État bourgeois d’un pays pauvre, pour tenter de se protéger, dans une certaine mesure, de la pression impérialiste.

Le choc pétrolier de 1973 fit flamber les prix du pétrole et du gaz et fit rentrer les devises en Algérie. Cette manne améliora quelque peu le quotidien des classes populaires, mais l’essentiel fut absorbé par la construction de complexes industriels, sidérurgiques, pétrochimiques. Ces projets étaient dits « socialistes » mais ils aggravaient la dépendance économique du pays à l’égard de l’impérialisme.

Pour industrialiser et faire tourner les usines existantes, pour importer des machines et des pièces détachées coûteuses, l’Algérie dut emprunter auprès des banques françaises. En outre, l’argent consacré à l’industrialisation manquait pour développer l’agriculture, poussant les paysans à l’exode.

L’Algérie qui, en 1969 produisait 70 % de ses besoins alimentaires, n’en produisait plus que 31 % dix ans plus tard. Elle dut s’endetter davantage pour importer des tonnes de céréales et de produits laitiers d’Europe.

Quand le 27 décembre 1979, Boumédiène mourut, une véritable marée humaine déferla sur Alger pour rendre hommage à celui qui avait incarné la fin de l’humiliation coloniale. Le colonel Boumédiène avait dirigé le pays d’une main de fer, mais les progrès en matière de santé et d’éducation lui avaient donné une assise populaire.

En offrant asile et assistance aux opposants du monde entier, des militants sud-africains de l’ANC aux Panthères noires, en passant par les Palestiniens de l’OLP, Boumédiène avait renforcé la position diplomatique de l’État algérien. Il avait cultivé l’image d’un régime révolutionnaire, mais dans les faits, il ne tolérait aucune opposition dans son propre pays et il avait aussi favorisé la pratique de la religion. L’Islam était religion d’État et encadrait la vie des Algériens. Renforcer son rôle fut une politique délibérée de sa part et d’ailleurs un point commun aux trois régimes. Pour Mohammed V qui avait le statut de commandeur des croyants c’est une évidence, mais Bourguiba a fait de même.

Au Maroc

Au Maroc, le nouveau roi Mohammed V manœuvra dès l’indépendance pour asseoir son pouvoir, avec l’aide de la France et de la fraction la plus conservatrice du parti nationaliste l’Istiqlal. Le Maroc était indépendant mais son économie restait agricole et marquée par la colonisation. Les aspirations des millions de paysans pauvres des campagnes, des classes populaires des villes, de la petite bourgeoisie intellectuelle ou commerçante, des patrons plus ou moins gros ou des propriétaires terriens, étaient opposées les unes aux autres.

Mohammed V joua habilement sur ces divisions. Il devait les clés de son royaume à l’État français mais il se posa en « martyr de l’indépendance ».

Ce statut lui avait été donné par l’Istiqlal du fait qu’il s’était opposé à la tutelle française et avait été envoyé en exil pendant trois ans. Son titre de Commandeur des croyants lui conférait une légitimité dans la population et le fait qu’il soit l’héritier de la vieille dynastie marocaine précoloniale lui apportait la confiance des classes possédantes.

Mohammed V alterna les manœuvres politiques et le recours à la force pour bâtir un État à sa main. Il associa au pouvoir l’Istiqlal, ce qui provoqua l’éclatement de ce parti qui regroupait des forces aux intérêts contradictoires.

Au Sahara espagnol, Mohammed V laissa les troupes françaises et espagnoles écraser des combattants de l’Armée de libération marocaine, qui soutenaient les troupes sahraouies en lutte pour l’indépendance. Dans le Rif, une rébellion populaire, qui ne voulait pas baisser les armes tant que l’indépendance algérienne n’était pas acquise, harcelait les soldats français. Fin 1958, deux ans après l’indépendance, le prince héritier, le futur Hassan II, épaulé par le commandant Oufkir, fut envoyé à la tête de 20 000 hommes pour écraser cette rébellion. Il fit bombarder les villages du Rif, tuant et blessant plusieurs milliers de personnes.

En 1961, avant sa mort subite, Mohammed V avait réussi à marginaliser l’Istiqlal et les partis qui en étaient issus, à forger une armée et un appareil de répression à sa main, tout en bénéficiant d’un soutien populaire. Son fils Hassan II lui succéda. À la tête de l’appareil de répression, il avait gagné la confiance de la bourgeoisie française, qui voyait en lui un allié solide, garant de ses intérêts y compris contre son propre peuple. C’est ainsi que démarrait la légendaire amitié franco-marocaine tandis que Hassan II devenait « notre ami le roi ».

La Constitution de 1962 faisait du roi une « personne inviolable et sacrée », et du régime une monarchie de droit divin. Il était le premier propriétaire terrien et l’homme le plus riche du pays, à la tête d’un grand groupe industriel marocain, l’Omnium, qui exploitait les mines de phosphates, la ressource la plus importante du pays. Avoir de bonnes relations avec la monarchie était la meilleure, sinon la seule façon d’y faire des affaires.

Le frère du roi, Moulay Abdallah, était un intermédiaire obligé. On le surnommait Son Altesse 51 %, le pourcentage qu’il réclamait aux entreprises marocaines et étrangères qu’il parrainait. Pendant que celles-ci prospéraient à l’ombre de la dictature d’Hassan II, les classes populaires, elles, étaient maintenues dans la pauvreté.

En 1965, à Casablanca, la jeunesse des lycées descendit dans la rue, rejointe par le peuple des bidonvilles, les sans-travail et les ouvriers. Le raz de marée toucha aussi la région de Fez. La police tira. Le chef de la Sécurité marocaine, le général Oufkir, bourreau du Rif, mitrailla personnellement la foule d’un hélicoptère. Les chars convergèrent sur la ville. Pendant trois jours, le régime assassina plusieurs centaines de jeunes et de pauvres. Hassan II décréta l’état d’exception, qui dura cinq ans.

La répression de Casablanca inaugurait la période dite des « années de plomb », qui dura aussi longtemps que les trente années du règne d’Hassan II. Le général Oufkir devint ministre de l’Intérieur et fut chargé de l’élimination de toute opposition. Ses victimes ne se comptent plus. Parmi elles, Mehdi Ben Barka, un ancien dirigeant de l’Istiqlal, passé dans l’opposition et qu’Oufkir fit assassiner en 1965 avec l’aide des services secrets français. Des témoignages rapportent les scènes insoutenables de tortures, subies par les opposants politiques ou supposés tels. La prison de Tazmamart, dans l’Atlas marocain où des années durant, ils subirent les pires traitements, est le symbole de ces années de plomb.

Si la monarchie parvint à rétablir l’ordre, elle était fragilisée. Le soutien, voire la ferveur populaire qu’elle avait suscités au moment de l’indépendance avaient disparu, remplacés par l’écœurement devant le népotisme et la corruption. Dans les rangs de l’état-major, l’idée de se débarrasser du roi prit corps. À deux reprises, en 1971 et 1972, des chefs de l’armée, parmi lesquels le sanguinaire Oufkir, tentèrent sans succès de l’assassiner. Ces tentatives de coup d’État entamaient le prestige d’un roi affaibli. Pour redorer son blason et reprendre en main son armée, Hassan II agit.

Le roi réprima férocement les officiers qui s’étaient mutinés et chercha un soutien du côté de la gauche en levant l’interdiction qui frappait le Parti communiste marocain.

En 1975, l’agonie du général Franco, le dictateur espagnol offrit au roi du Maroc l’occasion d’annexer le Sahara occidental.

Sous l’appellation Marche verte, Hassan II lança 350 000 hommes et femmes à la reconquête de cette colonie espagnole en passe de devenir indépendante. Contrairement à la légende forgée par le gouvernement marocain, cette marche ne fut pas un élan du peuple, qui aurait agi spontanément, animé d’une ferveur divine. Tout fut orchestré par le pouvoir, au plus haut niveau. Chaque ville dut envoyer son contingent de « volontaires », encadrés par des milliers d’officiers des forces armées et de la gendarmerie royale. Cette Marche verte ouvrait la voie à l’occupation militaire du Sahara occidental par le Maroc, piétinant le droit du peuple sahraoui à décider de son sort.

Après le départ des troupes espagnoles en 1976, le Maroc récupéra le nord et le centre du Sahara occidental dont la capitale, Laâyoune, tandis que la Mauritanie prenait le sud. Le Front Polisario, regroupant les nationalistes sahraouis, proclama alors une République arabe sahraouie démocratique (RASD). Elle fut reconnue immédiatement par l’Algérie. Une nouvelle « guerre des sables » commença alors entre le Front Polisario et l’armée marocaine.

Désormais, les officiers occupés à combattre le Front Polisario ne représentaient plus une menace pour Hassan II. La guerre lui donnait en même temps l’occasion d’obtenir le consensus de toutes les formations politiques du pays, des partis traditionalistes au Parti communiste. Les nationalistes marocains abandonnèrent leurs discours antimonarchistes pour communier autour du Sahara occidental.

Une guerre féroce était déclenchée contre les Sahraouis. Malgré cette répression, le régime n’obtint jamais la reddition de ce peuple et, cinquante ans plus tard, la question du Sahara occidental n’est toujours pas réglée.

En Tunisie

En Tunisie Habib Bourguiba gouvernait depuis 1956 au nom d’une République qui se voulait laïque, moderne et démocratique, ouverte sur l’Occident. Il tenait sa popularité des dix ans passés en exil ou en prison, et du soutien apporté par la puissante confédération syndicale, l’UGTT. Sa popularité était un atout aux yeux des riches Tunisiens soucieux de jouir tranquillement de leurs biens, et à ceux des capitalistes étrangers qui le considéraient comme une garantie pour la sécurité de leurs investissements.

Comme Boumédiène en Algérie et Hassan II au Maroc, il s’imposa en réprimant férocement toutes les oppositions, ainsi que tous ceux qui, dans son propre parti, risquaient de lui faire de l’ombre. En 1961, il fit assassiner Salah Ben Youssef, son compagnon de route. Le Parti communiste tunisien fut interdit, ainsi que la presse de gauche. L’UGTT, le syndicat unique, fut épuré à plusieurs reprises. Bourguiba devint le seul maître de l’exécutif. Des élections avaient bien lieu, mais tous les partis autres que le sien étaient interdits. Son régime prit la forme d’une dictature personnelle et policière. Cette démocratie de façade suffisait aux dirigeants français pour cautionner le mythe d’une « Tunisie démocratique », et vanter les mérites de celui qui dans les années 1970 se fit nommer président à vie.

En 1964, sous la pression des États-Unis qui avaient étendu leur influence sur les pays devenus indépendants, la Tunisie avait entrepris une réforme agraire, destinée à étendre les cultures d’exportation. Une planification agricole, qualifiée de « socialiste », faite par en haut, avec l’aide de l’armée et de la police, visait à concentrer la propriété foncière au profit de la paysannerie riche et de la bourgeoisie. Les petits paysans pauvres, craignant de perdre leurs moyens d’existence, opposèrent une résistance acharnée. Ils sabotèrent la production et se livrèrent à l’abattage du bétail, recourant même parfois au terrorisme. En 1969, face à des émeutes paysannes qui se généralisaient, Bourguiba mit un coup d’arrêt à l’expérience, avec l’aval des États-Unis.

En 1972, il promulgua des lois accordant de larges facilités aux entreprises étrangères venant s’installer en Tunisie. Les entreprises françaises en profitèrent, ainsi qu’une bourgeoisie et une petite bourgeoisie aisée locales. Mais c’est surtout l’exploitation des gisements de phosphates, indispensables pour la production d’engrais, qui intéressait les puissances impérialistes.

Dépendance économique, endettement et faillite des États

Dans tout le Maghreb, comme dans tant d’autres pays pauvres du monde à la même époque, l’agriculture était incapable de nourrir une population de plus en plus nombreuse. Dans les zones rurales, les jeunes sans travail étaient condamnés à migrer vers les villes ou en Europe. D’immenses bidonvilles surgirent autour de Casablanca, Tunis et Alger. Cette crise de l’agriculture ne fit qu’aggraver la dépendance des pays du Maghreb à l’égard de l’impérialisme. Pour nourrir leurs populations, ils étaient contraints d’importer depuis les pays impérialistes les céréales, le sucre et le lait dont ils avaient besoin, en les payant en devises. Cela ne fit qu’aggraver le déficit de leur balance commerciale. Ainsi, à la fin des années 1970, en Tunisie, 25 % du déficit était constitué par des importations alimentaires dont la France était le premier fournisseur.

En Algérie, l’exportation des hydrocarbures était la première ressource du pays tandis qu’au Maroc et en Tunisie, c’était la vente du phosphate qui occupait cette place, très loin devant des cultures d’exportation et le tourisme.

Aussi, quand en 1977 le prix du phosphate s’effondra et quand en 1984 le prix du baril de pétrole fut divisé par quatre, ce fut une catastrophe. Au bord de la faillite, ces États n’eurent pas d’autre solution que d’avoir recours à l’endettement auprès du FMI qui, en contrepartie, exigea des régimes qu’ils imposent aux travailleurs et aux classes populaires des plans d’austérité drastiques. Cela provoqua des réactions. Durant une décennie, le Maghreb fut le théâtre de révoltes dont la jeunesse était le fer de lance.

Des grèves ouvrières de 1978 en Tunisie aux émeutes d’octobre 1988 en Algérie, en passant par les émeutes du pain en 1981 au Maroc, les peuples relevaient la tête.

1978-1988 : peuples en révolte contre leurs dirigeants

En Tunisie

En Tunisie, le 26 janvier 1978, le chef de la sûreté, un certain Ben Ali, ordonna à la police de tirer sur les manifestants qui avaient répondu à l’appel de l’UGTT, faisant des centaines de morts et des milliers de blessés. Habib Achour, le dirigeant de l’UGTT, pourtant lié au pouvoir, fut condamné à dix ans de travaux forcés. L’agitation ouvrière ne cessa pas pour autant. En 1980, l’annonce de nouvelles hausses sur les prix des produits de première nécessité enflamma le bassin minier de Gafsa, situé dans une région déshéritée au sud du pays. Après six mois de grève, les mineurs excédés et armés s’emparèrent de la ville minière de Gafsa, recueillant la sympathie et le soutien de la population ouvrière. Bourguiba justifia la répression en accusant les mineurs de mener des actes de guerre en lien avec des commandos venus de l’extérieur visant à déstabiliser le pays. L’impérialisme français, soucieux de son approvisionnement en phosphates, reprit à son compte cette campagne de dénigrement ; il fit parvenir à Bourguiba une aide militaire et envoya trois bâtiments de guerre croiser au large de la Tunisie.

En janvier 1984, le doublement du prix du pain et de la semoule condamnait les plus pauvres à la famine, en particulier au sud du pays où le pain représentait les trois quarts des dépenses alimentaires.

Face à des émeutes qui secouèrent presque toutes les villes du pays, le pouvoir renonça aux augmentations. Pour la première fois depuis l’indépendance, les travailleurs et les classes populaires obligeaient le régime de Bourguiba à reculer.

Après cette répression, Bourguiba décida d’une ouverture politique. Les partis jusque-là interdits, comme le Parti communiste tunisien, furent autorisés. Le pouvoir avait besoin de la caution syndicale pour donner un semblant de légitimité à cette prétendue démocratisation. Les dirigeants de l’UGTT furent sortis de prison pour qu’ils passent un accord électoral avec le parti de Bourguiba qui les avait réprimés. Ils présentèrent des candidats communs sous l’étiquette Front national. L’UGTT cautionnait ainsi la démocratisation à la mode Bourguiba. D’autres candidats purent s’exprimer, organiser des meetings suscitant un intérêt populaire. Inquiet de l’issue du scrutin, le régime falsifia les résultats électoraux !

En 1987, Bourguiba, qui avait gouverné près de trente ans d’une main de fer, fut évincé par son Premier ministre, Ben Ali, qui renforça le quadrillage policier. À l’aube de l’an 2000, les effectifs de police avaient été multipliés par quatre et le nombre de personnes mises sur écoute passa, lui, de 200 à plus de 3 000.

Alors que de nombreux jeunes étaient sans travail, les riches étalaient leur fortune, à commencer par la famille de Ben Ali, une mafia qui avait mis la main sur les activités les plus lucratives du pays.

En Algérie

En Algérie, c’est l’armée qui assura la succession de Boumédiène après sa mort en 1978, en choisissant Chadli Bendjedid, l’officier le plus ancien dans le grade le plus élevé. Son règne commença par une révolte et s’acheva de même. La première éclata dès 1980 en Kabylie, région qui se considérait comme marginalisée et dont la langue berbère était effacée de l’identité algérienne. Après une répression qui fit 130 morts et entraîna l’arrestation massive des militants qui défendaient la culture berbère, le régime fit le choix de s’appuyer sur les islamistes contre les militants de gauche très présents dans les universités. Le vaste réseau des mosquées construites par l’État ou par des notables leur permit d’étendre leur influence sur l’ensemble du territoire.

En 1979, en Iran, la révolte populaire, qui avait renversé le régime du shah, avait porté les ayatollahs au pouvoir. Ce succès des intégristes iraniens renforçait les islamistes du monde entier. En Algérie, sous leur pression, un nouveau Code de la famille fut institué en 1984 : les femmes étaient condamnées à être des mineures à vie.

En 1985, la chute des prix des hydrocarbures provoqua l’effondrement des recettes du pays, l’arrêt des importations, des pénuries et un chômage de masse.

Cette crise déclencha l’explosion sociale du 5 octobre 1988. La révolte se généralisa aux grandes villes. 25 ans après l’indépendance du pays, le FLN était vomi par la population. L’état de siège fut déclaré et l’armée déploya ses blindés. Après une semaine de répression sanglante, des centaines de familles se retrouvaient endeuillées. Des milliers d’autres cherchaient un fils, un frère, disparu, arrêté voire torturé dans les prisons du sud algérien.

Après cette répression, pour tenter de redonner du souffle à un régime usé, en 1989 l’armée tenta elle aussi une ouverture démocratique. Les journaux se multiplièrent et des partis politiques interdits furent légalisés. Cela fit naître des espoirs. Un vent de liberté soufflait sur le pays. Mais aucun parti n’était en état de lui donner une expression de classe et une perspective révolutionnaire et ceux qui en profitèrent le plus furent les islamistes du FIS, le Front islamique du salut, qui avaient prospéré à l’ombre du pouvoir. Ils furent alors en passe d’y accéder, grâce à un score écrasant au premier tour des élections législatives. Au début de 1992 l’armée, qui refusait qu’une force politique qu’elle ne contrôlait pas arrive au pouvoir, interrompit le processus électoral. Après trois ans d’effacement, elle revenait sur le devant de la scène.

L’interruption des élections déclencha une guerre entre les groupes armés islamistes d’un côté et l’armée de l’autre, la population étant prise en étau entre les deux. Des deux côtés, les bandes armées se livrèrent à une terreur dont les civils furent les principales victimes.

Cette « décennie noire » des années 1990, comme on l’appela, ne fut pas une guerre civile, mais une guerre contre les civils, qui aurait fait entre cent et deux cent mille morts. Elle n’en fut pas moins une période faste pour les grands groupes internationaux et la bourgeoise algérienne qui surent faire des affaires. Il faut souligner que malgré les tensions diplomatiques entre la France et l’Algérie, la collaboration entre les services de sécurité des deux pays, elle, ne cessa jamais.

En 1998, l’état-major mit fin aux affrontements en concluant un accord avec les groupes islamistes. Ensuite, les généraux firent le choix de s’éclipser de nouveau et de s’abriter derrière un paravent civil, représenté par un dirigeant historique du FLN, Abdelaziz Bouteflika. Sous prétexte de réconciliation, les crimes de la décennie noire étaient amnistiés. Aujourd’hui, vingt-cinq ans après la fin de ce drame, des familles cherchent toujours les disparus de cette période.

Maroc

Au Maroc, les mesures d’austérité imposées par le FMI dans les années 1980 intervenaient dans un pays où régnaient des inégalités sociales. Les millions d’hectares des terres coloniales, parmi les plus riches du pays, étaient passés dans les mains des notables ruraux, des cadres du régime et de certains officiers, laissant dans le dénuement une masse de paysans misérables. Quant à la politique de marocanisation des biens étrangers, elle profita à la bourgeoisie marocaine la plus riche, tout en préservant le capital étranger qui conservait des parts importantes des entreprises. En 1978, 36 familles avaient pris le contrôle des deux tiers des biens concernés.

Pendant ce temps, les classes populaires étaient étranglées par les mesures d’austérité qui s’ajoutaient au coût de la guerre au Sahara. Cette guerre absorbait alors 45 % du budget de l’État ! La population s’appauvrissait inexorablement.

En 1981, alors que sévissait une sécheresse dramatique, des « émeutes du pain », éclatèrent aussi au Maroc. Partout dans le pays, des manifestations prirent pour cible les symboles de la richesse. La police tira sur la foule, faisant entre 600 et 1 000 victimes. Un mort sur trois était un enfant. Des milliers de personnes furent incarcérées et condamnées. En 1984, sur injonction du FMI, le régime décida de nouvelles hausses des prix des produits alimentaires.

À Casablanca, la hausse des tarifs d’inscription au bac déclencha un mouvement lycéen qui s’étendit aux grandes villes, entraînant la jeunesse des quartiers pauvres et des bidonvilles et, finalement, toute la population, dans un mouvement de révolte, contre le chômage, la faim, mais aussi contre la dictature.

Face à la contestation, Hassan II renonça aux hausses programmées puis envoya ses chars tirer au canon et ses hélicoptères à la mitrailleuse sur les manifestants. Dans un discours haineux, il qualifia de bandits et de fainéants la jeunesse qui l’avait courageusement contraint à reculer.

Bilan des révoltes des années 1980

Dans ces années 1980, les classes populaires du Maghreb avaient su se mobiliser contre leurs gouvernants respectifs. Le drame est que faute de partis représentant leurs intérêts, bien des dirigeants tentèrent d’utiliser la combativité des travailleurs pour les conduire sur des objectifs n’ayant rien à voir avec leurs intérêts de classe. En Tunisie, la honteuse alliance de la gauche, des syndicats et du régime ouvrit la voie au mouvement islamiste.

Dans les trois pays, face à des régimes honnis, les islamistes furent la seule opposition qui sut capter le mécontentement populaire. Ils avaient réussi à gagner du terrain dans les quartiers, grâce aux réseaux des mosquées et à leur rôle dans de nombreux aspects de la vie sociale comme l’aide aux plus démunis, dont ils avaient l’oreille, contrairement aux démocrates qui n’essayèrent jamais de s’adresser à ceux-ci et de répondre à leurs aspirations.

Durant toutes ces années de révoltes populaires contre la vie chère, qui virent monter le poids des islamistes, les trois régimes ont aussi continué à utiliser la carte du nationalisme pour détourner la colère de leur peuple contre les voisins.

Sahara occidental, rivalités régionales, et impossible unité maghrébine

Le Sahara occidental

Au Maroc, Hassan II poursuivait la sale guerre du Sahara, contre les 500 000 Sahraouis qui vivaient sur un territoire grand comme la moitié de la France. Le roi voulait disposer des richesses en minerais, des gisements de phosphates du territoire, parmi les plus importants au monde. Il tenait aussi à contrôler la large façade atlantique qui abrite de riches eaux poissonneuses et de possibles gisements de pétrole. En féodal, il fondait sa revendication sur la base de liens d’allégeance passés entre les tribus sahraouies et les sultans du Maroc.

De son côté, l’Algérie invoquait l’inviolabilité des frontières coloniales et soutenait la république sahraouie en disant agir au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. En réalité, elle convoitait, elle aussi, un débouché maritime sur la façade atlantique, qui l’aurait renforcée face au Maroc.

Entre 1975 et 1990, l’armée du Front Polisario mena avec l’appui de l’Algérie une longue guérilla contre l’État marocain, qui empêchait celui-ci d’exploiter le Sahara à sa guise. Hassan II bénéficiait du soutien de l’impérialisme français. Les Sahraouis, réfugiés dans les camps en Algérie, gardent en mémoire les bombardements français de l’opération Lamantin menés en 1977, contre le Front Polisario.

Avec l’aide de techniciens français, d’experts israéliens et américains, et le soutien financier saoudien, le Maroc fit construire un mur de sable de 2 720 kilomètres. Cette barrière est protégée par des remblais et des radars, et par des milliers de soldats stationnés en permanence. Dix millions de mines seraient disséminées le long de ce mur qui a, de fait, divisé le Sahara en deux ; les 80 % les plus riches, à l’ouest, demeurent sous contrôle marocain, et les 20 % à l’est sous le contrôle du Front Polisario. Les assauts du Polisario ont ainsi été circonscrits à une zone éloignée du Sahara le plus riche. Pour autant le Maroc, au bord de la ruine économique, était incapable de vaincre les indépendantistes.

Aussi, en 1991, après quinze ans de combat qui avaient coûté la vie à dix mille hommes, Hassan II dut se résoudre à un cessez-le-feu. Il acceptait le principe d’un référendum d’autodétermination organisé sous l’égide de l’ONU, mais n’allait cesser de manœuvrer pour en empêcher la tenue.

Au début des années 2000, aux 200 000 soldats présents sur le territoire, s’étaient ajoutés 200 000 colons marocains. Leur installation avait été encouragée par le pouvoir à coup d’aides : logements, produits de première nécessité à bas coût, transport gratuit, salaires majorés pour les fonctionnaires. Il s’agissait de rendre l’annexion irréversible et de diluer le poids numérique des Sahraouis.

Le coût pour les classes pauvres marocaines était exorbitant. L’État consacrait encore le cinquième de son budget à l’entretien des troupes au Sahara, tandis que plus de la moitié de la population marocaine était analphabète, et 13 % sous le seuil de la pauvreté ! En revanche, ces sommes englouties au Sahara profitèrent à des affairistes marocains et aux industriels de l’armement. L’américain Westinghouse avait installé une couverture radar pour 250 millions de dollars et la France s’était chargée de l’équipement et de l’entraînement de l’armée de terre.

Le Sahara, présenté comme une cause nationale sacrée, permit à la monarchie de domestiquer tous les partis politiques. Tous s’étaient inclinés sur cette question, et ceux qui ne s’y pliaient pas furent réprimés, à l’image du plus célèbre militant emprisonné dans les geôles d’Hassan II, Abraham Serfaty. Issu d’une famille juive marocaine, il avait quitté le Parti communiste pour fonder un groupe maoïste. Sa critique de la monarchie et sa dénonciation de la guerre coloniale au Sahara lui valurent d’être accusé de complot contre la sûreté de l’État et condamné à perpétuité dans la tristement célèbre prison de Kénitra. Malgré les humiliations et la torture, il refusa de revenir sur ses positions. Après le scandale provoqué par la publication du livre de Gilles Perrault, Notre ami le roi, le pouvoir lui inventa une nationalité brésilienne pour l’expulser.

Quand Hassan II mourut en 1999, il laissait en héritage à son fils, Mohammed VI, une fortune considérable : le premier groupe privé marocain et des parts dans de nombreuses entreprises étrangères, dont l’entreprise allemande Siemens. Selon le journal Le Monde, Hassan II « possédait une vingtaine de comptes en banque copieusement garnis, un château à Betz en Île-de-France, plus d’une vingtaine de palais “dissimulés à l’abri des regards” […] prêts à le recevoir vingt-quatre heures sur vingt-quatre ».

Mohammed VI entendait incarner un renouveau en rupture avec les années de plomb d’Hassan II. Alors âgé de 33 ans, il voulait apparaître moderne, en phase avec la jeunesse, proche du peuple et se faisait appeler le « roi des pauvres ».

Mais il a marché sur les traces de son père sur la question du Sahara, dont il a accéléré l’exploitation des ressources. On l’a vu à l’automne 2010, alors que 20 000 Sahraouis s’étaient donné rendez-vous à Gdeim Izik pour dénoncer la marginalisation dont ils étaient victimes. Aucun média n’avait été autorisé à couvrir l’événement et loin des regards, les forces de sécurité encerclèrent leur campement de 7 000 tentes. Le 8 novembre à l’aube, l’armée donna l’assaut. Il y eut onze morts côté armée marocaine, 36 morts côté Sahraoui et des centaines de blessés.

Voilà les secrets du développement harmonieux au Sahara tant vanté par la propagande royale. Une propagande que les politiciens français ont relayée sans aucune honte. En particulier depuis décembre 2020.

Le Sahara occidental et les tensions régionales

Le 10 décembre 2020, un mois après la reprise des combats entre le Polisario et l’armée marocaine, le président Donald Trump, à quelques jours de la fin de son premier mandat, annonçait que les États-Unis reconnaissaient la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Cette reconnaissance qui s’inscrivait dans les accords d’Abraham, parrainés par Trump, visait, au nom de la paix, à normaliser les relations entre les États arabes et Israël.

C’était un deal à la manière de Trump : la reconnaissance du Sahara marocain contre la normalisation avec Israël. En réalité, cette normalisation était dans l’ordre des choses, tant les liens entre Israël et le Maroc ont toujours été étroits.

Cette annonce brisa le statu quo et déséquilibra la région, réveillant les tensions algéro-marocaines. La révélation par la presse des écoutes massives dont l’Algérie avait été la cible de la part des services de renseignements marocains via l’opération Pegasus précipita la rupture des relations diplomatiques entre l’Algérie et le Maroc. En août 2021, l’Algérie fermait le gazoduc alimentant l’Espagne via le Maroc, ce qui privait celui-ci d’un accès au gaz algérien.

Le Maroc, fort du soutien américain, engagea un bras de fer avec tous les pays qui ne reconnaissaient pas le Sahara comme faisant partie intégrante de son territoire. En 2022, l’Espagne cédait aux pressions marocaines et l’an dernier, en 2024, c’était au tour d’Emmanuel Macron, soucieux de protéger les intérêts de la bourgeoisie française dans ce pays.

En effet, alors que la guerre commerciale fait rage, que les troupes françaises ont été chassées du Sahel, il est vital pour l’impérialisme français de conserver sa place de premier partenaire commercial du Maroc. Et ce, d’autant plus qu’il se voit détrôné, en Algérie, par les concurrents turcs, chinois et surtout italiens.

En contrepartie de cette reconnaissance, fin octobre 2024, lors de sa visite d’État au Maroc, Emmanuel Macron a bénéficié d’un accueil fastueux et surtout d’une pluie de contrats, d’une valeur de 10 milliards d’euros. Parmi la délégation pléthorique, figuraient des ministres et des personnalités qui ont toujours cultivé des liens avec le royaume, où toutes les facilités leur sont offertes pour passer des vacances de rêve. Mais, pour les hommes d’affaires présents dans la délégation, c’est la manière habituelle de travailler et de préparer au mieux le terrain.

On ne compte plus le nombre de séjours privés d’hommes d’affaires, qui se trouvent être les dirigeants d’Engie, Safran, TotalEnergies, Suez ou Veolia.Le groupe Alstom est sur les rangs pour produire et livrer 168 trains. Airbus aurait conclu la vente de 15 à 18 hélicoptères de transport Caracal. EDF construirait le projet d’autoroute électrique au nord du Sahara occidental, entre Dakhla et Casablanca. TotalEnergie a signé de son côté un contrat de 2 milliards d’euros, pour un projet de production d’hydrogène vert, sur la côte atlantique du Sahara.

Ces transactions cyniques faites au mépris des intérêts du peuple sahraoui sont révoltantes.

Le poids des rivalités maghrébines

Les populations marocaine et algérienne paient très cher les tensions entretenues par leurs gouvernements respectifs et attisées par les puissances impérialistes. Ces rivalités ne sont pas les leurs mais celles de leurs bourgeoisies, qui s’accrochent à leurs frontières et comptent sur leurs appareils d’État pour se protéger de leurs rivales et défendre leurs fortunes et privilèges.

Mais c’est à l’échelle de tout le Maghreb que les rivalités, les tensions incessantes et les états de guerre périodiques ont empêché ne serait-ce qu’une coopération économique.

Cette coopération fut bien tentée en 1989, alors que le Maghreb était étranglé par le FMI et que la guerre au Sahara occidental avait ruiné le Maroc. Cette année-là, Hassan II et Chadli Bendjedid posèrent les armes pour donner naissance à l’Union du Maghreb arabe (UMA). Mais l’espoir fut de courte durée et cette union resta une coquille vide. 

En 1993, le Maroc accusa les services secrets algériens d’avoir commandité les attentats commis contre un hôtel à Marrakech. Les ressortissants algériens ou franco-algériens sans carte de séjour durent quitter le royaume. Le Maroc instaura un visa pour les Algériens, qui pouvaient jusque-là entrer librement. L’Algérie répliqua en fermant la frontière terrestre entre les deux pays.

Cette fermeture a, depuis trente ans, coupé les liens humains intenses existant de chaque côté de la frontière.

Les peuples le payent économiquement par la course aux armements à laquelle se livrent leur gouvernement. Ces dernières années, elle a atteint des sommets, l’Algérie est le deuxième plus gros acheteur d’armes en Afrique, elle y a consacré 24 milliards de dollars en 2024. Le Maroc, pour 2025, a prévu un budget de 13,3 milliards de dollars pour les Forces armées royales.

Les deux pays totaliseraient plus de 60 % des achats d’armes en Afrique, c’est un gâchis considérable. Alors que les populations du Maghreb sont frappées par une grave crise sociale, un chômage de masse, une très forte inflation, des services publics qui se dégradent, une part croissante des richesses est dilapidée dans l’achat d’armes. Cette escalade et le climat belliciste qui l’accompagne sont instrumentalisés par les régimes marocain et algérien, pour attiser le nationalisme et faire taire les contestations. Les dirigeants du Maghreb savent qu’ils sont installés sur des volcans qui peuvent à tout moment se réactiver.

Révoltes contre le système : des printemps arabes au Hirak

Tunisie 2011, la chute du dictateur

Dans les années 2000, la situation paraissait sous le contrôle des dirigeants. En Algérie, Bouteflika, qui avait inauguré sa présidence en réprimant violemment une révolte d’ampleur en Kabylie, réussissait à s’imposer, en s’appuyant sur les aspirations d’une population qui, après le chaos de la décennie noire, voulait la paix et la stabilité. Au Maroc, Mohammed VI entendait incarner un renouveau, en rupture avec les années de plomb. Dirigée par Ben Ali, la Tunisie était montrée en exemple pour sa stabilité, on parlait alors de « miracle tunisien ». Les accords de libre-échange signés avec l’Union européenne en faisaient un paradis pour les 1 200 entreprises françaises qui s’y étaient installées.

Pour Faurecia, Valeo, PSA, Renault, la Société Générale, BNP Paribas, Danone, c’était effectivement un miracle : ils disposaient d’une main-d’œuvre pas chère, qualifiée, et sous contrôle d’une police qui surveillait les quartiers populaires, grâce à des milliers d’indicateurs. Derrière le « miracle » il y avait des régions à l’abandon, un chômage de masse et une population qui n’acceptait plus la misère et la corruption.

En 2008, les travailleurs du bassin minier de Gafsa s’insurgèrent contre la direction de la mine qui avait procédé à des embauches marquées par le clientélisme et le favoritisme. Durant six mois, la population se révolta contre l’arbitraire et contre le chômage qui touchait un tiers de sa jeunesse, alors que les mineurs travaillaient dur pour extraire le phosphate. La colère sociale s’accumulait.

Elle explosa fin 2010, dans la ville de Sidi Bouzid, quand un jeune vendeur ambulant s’immola par le feu après que la police lui eut confisqué sa marchandise. Cet acte de désespoir ébranla tout le pays, et fut le point de départ des « Printemps arabes ». Il enflamma la Tunisie et allait toucher l’ensemble des pays arabes.

En Tunisie, en l’espace de quelques semaines, « le mur de la peur était tombé ». Aux revendications sociales s’étaient mêlées des revendications politiques « Ben Ali, dégage ! ». « Le peuple veut le changement du régime ». Ben Ali reçut le soutien de Sarkozy et de sa ministre des affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie, qui lui offrit « le savoir-faire des forces de sécurité françaises ». Pour rétablir l’ordre et préserver leurs intérêts, les États-Unis firent le choix, en concertation avec le chef de l’armée tunisienne, de lâcher le dictateur qui les avait si bien servis. C’est ainsi que Ben Ali, dictateur de la Tunisie pendant vingt-trois ans, dut, en toute précipitation, prendre un vol sans retour pour l’Arabie saoudite.

En ce printemps 2011, les Tunisiens étaient fiers et heureux d’avoir réussi à chasser un dictateur qui paraissait indéboulonnable. Cette victoire nourrissait un espoir immense de changement. Ben Ali s’était comporté en mafieux, il avait confisqué 400 entreprises, son clan possédait des centaines de comptes en banque, des dizaines de yachts, des tableaux de maître, l’ensemble évalué à 13 milliards de dollars. Il avait ainsi réussi à faire l’unanimité contre lui. Chômeurs, avocats, petits commerçants, journalistes, travailleurs et même patrons, toutes les classes sociales applaudissaient à son départ, mais toutes n’avaient ni les mêmes attentes, ni les mêmes intérêts.

Chasser un dictateur ne suffisait pas, encore fallait-il renverser le pouvoir économique que ce dictateur servait. En effet, l’ordre social injuste, cause de tant de souffrances, ne reposait pas sur un seul homme, aussi riche fût-il. Ben Ali était parti, mais le système capitaliste, l’État et l’appareil de répression de la bourgeoisie tunisienne, relais de l’ordre impérialiste, eux, étaient toujours là.

La chute de Ben Ali fut suivie d’une période d’effervescence sociale, ponctuée par des manifestations, des grèves ouvrières et des occupations. Les classes opprimées luttaient pour leur survie et attendaient le changement.

La vie politique fut marquée par la dissolution du RCD, le parti de Ben Ali. Les hommes politiques trop compromis s’éclipsèrent et un ancien ministre de Bourguiba, Béji Caïd Essebsi, fit son retour. Des partis jusque-là interdits réapparurent : le Parti communiste POCT, le Front populaire, un regroupement de diverses forces de gauche, le parti islamiste Ennahda, lié aux Frères musulmans.

L’élection d’une Assemblée constituante et la démocratie étaient présentées par tous comme la voie vers le changement, y compris par Ennahdha, qui se défendait de vouloir bâtir un califat. Son leader, Rached Ghannouchi, se revendiquait d’un islamisme modéré avec pour modèle la Turquie d’Erdogan. Ses militants avaient su résister à la répression et se réorganisèrent vite, gagnant en influence dans les milieux populaires que les partis démocrates ignoraient, voire méprisaient.

En octobre 2011, en remportant l’élection à l’Assemblée constituante, Ennahda devenait la première force politique. Ce parti allait avoir un rôle dirigeant dans le gouvernement de transition jusqu’en 2014. Pendant près de trois ans, au sein de l’Assemblée constituante, le camp des « modernistes » et le camp des islamistes s’affrontèrent sur de nombreux articles de loi. S’ils divergeaient sur de nombreux sujets, ils défendaient, les uns et les autres, le même camp social, celui de la bourgeoisie, sa propriété privée et son droit à exploiter les travailleurs. Ils ne proposèrent rien pour répondre aux difficultés sociales majeures qui avaient été à l’origine de la révolte.

Ben Ali n’était plus là, mais la corruption restait présente à tous les étages de la société. Les travailleurs devaient lutter pied à pied contre les mêmes patrons et étaient réprimés par la même police. La majorité des Tunisiens pauvres des villes et des campagnes vivaient dans une misère sans espoir.

La révolte tunisienne fut contagieuse dans le monde arabe, même si nous ne parlerons pas ici de l’Égypte et du Moyen-Orient ni de la Libye et du Soudan. Mais au Maroc, la colère conduisit au Mouvement du 20 février, que le roi réussit à désamorcer par une réforme constitutionnelle, qui accordait plus de pouvoir au Premier ministre sans que rien ne change sur le fond. En Algérie, la contestation prit la forme de grèves, manifestations et émeutes.

Et en fait le Maghreb était ébranlé pour longtemps.

2016-2017, le Hirak du Rif marocain

À l’automne 2016, c’est encore contre la misère que la population du Rif marocain s’enflamma. Dans cette région pauvre, le souvenir de la révolte d’Abdelkrim contre l’Espagne et la France coloniales, est toujours vivace. Dans la ville portuaire d’Al Hoceïma, à 300 kilomètres de Tanger, la mort de Mohcine Fikri, un vendeur de poissons, mit le feu aux poudres. La police avait confisqué sa marchandise et l’avait jetée dans une benne à ordure. Pour récupérer son poisson, le jeune sauta dans le camion et fut broyé. Des images de cette scène horrible se répandirent sur les réseaux sociaux, déclenchant une émotion et une colère infinies.

Dans les jours suivants, la population protesta massivement contre les violences policières, le mépris, et l’arbitraire. Le Hirak (mouvement) s’étendit aux villages environnants et se mua en un mouvement de masse contre la corruption et la marginalisation de la région. Des portraits d’Abdelkrim et le drapeau de la République du Rif étaient présents dans les cortèges. Sur les banderoles on trouvait la question posée par Abdelkrim en son temps : « Êtes-vous un gouvernement ou un gang ? »

Durant des mois, la population se mobilisa à travers des marches hebdomadaires. Elle exigeait des réformes et établit un cahier de vingt revendications.

La vigueur du mouvement, son caractère de plus en plus politique, firent craindre au pouvoir marocain une résurgence des printemps arabes. Un dispositif de 25 000 policiers fut déployé pour contenir les manifestants. Sur ordre du ministère des Affaires religieuses, les imams dénigrèrent le Hirak. En retour, les manifestants décidèrent de boycotter les mosquées. Lorsque Nasser Zefzafi, un jeune chômeur, figure de proue de la révolte, interrompit le prêche d’un imam pour dénoncer ses attaques, il fut aussitôt arrêté et condamné à vingt ans de prison.

Dans plusieurs villes du pays, des manifestations éclatèrent : plus de 50 000 personnes défilèrent dans les rues de Rabat, la capitale. Face à un mouvement qui menaçait de s’étendre, la répression monta d’un cran. Dans le Rif, la condamnation de manifestants à de lourdes peines décapita le mouvement. Les procès des détenus furent l’occasion de nouvelles mobilisations, mais le pouvoir avait finalement réussi à éteindre l’incendie.

Mais les braises de la révolte sont toujours là, elles ne s’éteignent jamais, et elle se rallume toujours quand on s’y attend le moins.

2019, le Hirak de l’Algérie

Ainsi, en Algérie, en 2019, l’annonce de la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat, alors qu’il était muet et invalide fut vécue comme l’humiliation de trop. Bouteflika, qui avait été épargné par la vague de « dégagisme », durant le printemps arabe, déclencha le mouvement populaire le plus important depuis l’indépendance du pays. Comme en Tunisie, toutes les couches de la société descendirent dans la rue pour exiger son départ. Le peuple algérien demandait des comptes à un pouvoir mis en place au lendemain de l’indépendance en 1962, accusant les dignitaires d’avoir pillé les richesses du pays.

« Dégagez le système ! » , « Qu’ils partent tous ! », ces slogans signifiaient pour les classes populaires ne plus être écrasées, méprisées, être libres, avoir des droits, pouvoir nourrir la famille, se soigner, avoir un logement et vivre dignement.

Les classes populaires n’attendaient rien des partis dits d’opposition, islamistes et démocrates, qui avaient tous apporté leur soutien direct ou indirect à Bouteflika. Ces partis étaient rejetés, aucun ne put s’imposer comme une direction du mouvement, qui réussit cependant à chasser Bouteflika et à empêcher la tenue des élections présidentielles. Mais si des millions d’Algériens, dont la plupart issus des classes populaires, manifestant pendant des mois réussirent à faire tomber la façade du régime, cela ne pouvait suffire. Sans vraie direction propre et sans objectifs politiques précis, c’est finalement Gaïd Salah, le chef d’état-major de l’armée qui s’imposa en prétendant répondre aux exigences du Hirak par une spectaculaire « opération mains propres ». Des grands patrons, des hauts fonctionnaires, une dizaine de ministres et même deux ex-Premiers ministres se retrouvèrent sous les verrous.

Mais le système, lui, est toujours là. En décembre 2019, malgré les appels au boycott, Abdelmadjid Tebboune fut élu président, devenant la nouvelle façade civile du pouvoir des généraux.

Des régimes toujours plus autoritaires

En Tunisie, les classes populaires finirent par rejeter tous les partis qui leur avaient chanté les louanges de la démocratie. Lors de l’élection présidentielle de 2019, Kaïs Saïed, un obscur professeur de droit à la retraite, affilié à aucun parti, surfa sur ce rejet. Il l’emporta haut la main, face à l’homme d’affaires Nabil Karoui, alors en prison pour blanchiment d’argent et évasion fiscale. Face à un tel adversaire, Kaïs Saïed, qui avait mené une campagne contre la corruption, n’eut aucun mal à incarner la modestie et la probité d’un petit fonctionnaire. Ce nationaliste conservateur et religieux marqua des points dans l’opinion populaire quand il s’attaqua au régime parlementaire.

En mars 2022, en concertation avec l’armée, il proclama la dissolution du parlement et décréta l’état d’urgence. Puis, il jeta les bases d’une nouvelle constitution, qui lui permettait de museler les opposants de tout bord. Le leader d’Ennahda écopa de trois ans de prison pour avoir simplement évoqué un risque de « guerre civile » en Tunisie. En septembre 2024, dans un scrutin joué d’avance, Kaïs Saïed était réélu président avec 90,69 % des suffrages mais cette fois-ci avec un taux de participation de 28,8 %, soit la plus forte abstention depuis 2011.

Le même mois, en Algérie, dans un climat répressif et face à deux candidats triés sur le volet, Abdelmadjid Tebboune se faisait réélire à un second mandat, mais là aussi avec un très faible taux de participation.

Quatorze ans après le printemps arabe, quelques années après les Hirak marocains et algériens, les régimes du Maghreb sont engagés dans une fuite en avant de plus en plus autoritaire. Les droits démocratiques sont bafoués, les libertés piétinées, les opposants traqués. Tout est prétexte à une mise au pas, qui vise à créer un climat de peur et de délation. « Complot intérieur » et « manipulation étrangère » sont des accusations dont les régimes usent largement, pour arrêter des opposants réels ou supposés. En Tunisie, pour ce motif, une quarantaine d’opposants viennent encore d’être condamnés à de lourdes peines de prison.

Les centaines de détenus d’opinion, qui croupissent toujours dans les prisons algériennes pour avoir par exemple relayé le hashtag #JeNeSuisPasContent, n’ont pas bénéficié en France du même soutien que l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal. Si nous condamnons son emprisonnement, nous condamnons tout autant l’hypocrisie des politiciens, qui de ­l’extrême droite à une partie de la gauche, exigent sa libération et se posent en défenseurs de la liberté d’expression.

Car ici, en France, où est la liberté d’expression quand un Retailleau tente de museler ceux qui dénoncent la politique criminelle de Netanyahou en les assimilant à des antisémites ?

Et où est la liberté pour le militant Georges Ibrahim Abdallah, accusé sans preuve, et qui croupit dans les prisons françaises depuis plus de quarante ans ?

Concernant le Maghreb, on n’a pas entendu les soi-disant démocrates français protester contre le sort fait aux 200 détenus d’opinions du Rif condamnés à vingt ans de prison ! Ils n’ont pas non plus levé le petit doigt, après la condamnation du journaliste marocain Soulaimane Raissouni, dont le seul crime est d’avoir dénoncé le népotisme et la corruption qui gangrènent le Maroc comme toutes les sociétés du Maghreb.

Macron, Retailleau, Le Pen, Ciotti d’un côté, les Tebboune, Mohammed VI, les Kaïs Saïed de l’autre, sont des frères jumeaux, prêts à utiliser les mêmes méthodes. Eux et le système qu’ils servent ne méritent qu’une chose : d’être définitivement renversés.

Le Maghreb : eldorado pour les capitalistes, exploitation pour les travailleurs

Le Maghreb est toujours un eldorado pour les entreprises françaises, même si elles sont concurrencées par d’autres. Elles sont 600 en Algérie, 1 000 au Maroc, 1 500 en Tunisie. Total, Orange, Carrefour, Peugeot, Renault... et de nombreuses petites entreprises dans les secteurs du textile, de l’aéronautique et de l’électronique emploient 150 000 travailleurs en Tunisie. Le régime autoritaire de Kaïs Saïed a tout pour les séduire. Quant à la monarchie marocaine, elle leur apparaît comme un gage de stabilité propice à leurs affaires.

Cette semaine le magazine Challenges en a fait sa une. Au-dessus du portrait de Mohammed VI, on peut lire « L’anti Algérie – Maroc, le pari de la France – L’eldorado pour le business ». Un titre qui résume tout.

En effet, la construction du TGV, dont le coût est évalué à 1,1 milliard d’euros, a surtout profité à Colas Rail, Thalès, Engie. Alstom a pu vendre douze rames, sans répondre à aucun appel d’offres, grâce à une faveur de Mohammed VI, qui est passé de roi des pauvres à roi du capitalisme marocain. Challenges révèle qu’il contrôle une grande partie de l’économie marocaine ; quant à sa fortune personnelle, évaluée à 5,7 milliards de dollars en 2015, elle aurait considérablement augmenté.

De son côté, le Premier ministre marocain, Aziz Akhannouch, fait partie des premières fortunes privées du pays. Il est le patron du groupe Afriquia, la principale société de distribution de carburant. Il vient, en tant que chef de gouvernement, de signer un contrat avec trois entreprises, dont son propre holding familial, pour la construction d’une grande station de dessalement à Casablanca. Et comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, il s’est accordé une subvention de plusieurs milliards de dirhams.

La construction d’infrastructures modernes comme le port de Tanger Med, le TGV Casablanca-Tanger, avec ses parcs industriels et éoliens, ses immenses exploitations agricoles, ses centres commerciaux rutilants et ses palaces de luxe, ont fait du Maroc un modèle de réussite et de développement. Mais derrière la vitrine du littoral se cachent la pauvreté, un taux d’analphabétisme de 30 %, des écoles délabrées, des routes impraticables et des bidonvilles, comme on a pu le voir au moment du tremblement de terre de septembre 2023.

Ces inégalités et cette pauvreté, on les retrouve partout au Maghreb. Pour inonder le marché européen de fruits et légumes, quelques riches familles marocaines et tunisiennes se sont emparées des meilleures terres et de 85 % de l’eau, alors que les campagnes sont ravagées par les sécheresses.

Aujourd’hui, de Rabat à Tunis en passant par Alger, les travailleurs subissent les assauts d’un patronat qui profite du chômage pour imposer des conditions de travail déplorables. Ainsi, à Tanger au Maroc, la grande majorité des 55 000 ouvrières qui travaillent dans 417 usines textiles ne sont pas déclarées. Le 8 février 2021, suite à des inondations, 20 ouvrières et 8 ouvriers ont péri noyés dans une usine située en sous-sol. Le patron n’a jamais été inquiété et les familles des victimes qui exigeaient la justice ont été intimidées par la police. L’an dernier à Boumerdès en Algérie, aucune enquête n’a été ouverte lorsqu’une dizaine d’ouvrières d’une usine de briquets sont mortes brûlées suite à l’explosion d’une cuve de gaz.

Ces travailleuses et ces travailleurs, exploités par des patrons locaux ou étrangers, subissent d’un bout à l’autre du Maghreb des conditions de travail et de vie très proches.

Ils sont confrontés aux mêmes bas salaires, à la même inflation, au même flicage permanent, à l’intégration des syndicats aux régimes en place. Et les uns comme les autres se sont révoltés à plusieurs reprises ces dernières années, affrontant la répression avec courage et se battant contre ce qu’ils appelaient le « système ».

Mais le « système » qui les opprime et qu’ils doivent renverser, ce ne sont pas seulement les appareils d’État, les appareils policiers et militaires qui se durcissent dans chacun de ces pays, avec la complicité de l’État français.

Le système qui les exploite, c’est le capitalisme qui a soumis toute la planète à sa domination, la transformant en une seule et même entité économique et soudant l’ensemble des travailleurs dans un sort commun.

Les liens qui unissent entre eux les travailleurs du Maghreb, les liens qui unissent les travailleurs de part et d’autre de la Méditerranée, ne sont pas seulement des liens familiaux ou des liens forgés par une longue histoire commune. Ces travailleurs sont reliés par la même chaîne d’exploitation et enrichissent la même bourgeoisie.

À la vieille bourgeoisie française, aux Bouygues, Peugeot, Arnault et compagnie, se sont ajoutés quelques bourgeois marocains, algériens et tunisiens qui ont été les grands gagnants de l’indépendance.

L’impasse du developpement national

60 ans après les indépendances, les classes opprimées du Maghreb ont fait l’amère expérience que la fin de l’oppression coloniale ne signifie pas la fin de la pauvreté.

Les dirigeants nationalistes ont créé des États qui se sont moulés dans les structures héritées de la décolonisation, et sont devenus les garants de l’ordre impérialiste. Mohammed VI, Tebboune et Kaïs Saïed jouent, tous les trois, le rôle de garde-frontières pour le compte de l’Union européenne. Ils refoulent brutalement les migrants subsahariens qui veulent se rendre en Europe.

Quant au rôle d’auxiliaire de l’ordre impérialiste au Sahel, que l’Algérie a longtemps occupé face aux milices plus ou moins djihadistes, les États-Unis et la France viennent de l’attribuer au Maroc.

Les dirigeants nationalistes ont sacralisé les frontières héritées de la colonisation, séparant les peuples et entravant leur circulation.

La création d’États séparés, dotés de leurs hymnes et de leurs drapeaux, a été présentée aux peuples du Maghreb comme le seul moyen de s’émanciper, alors qu’elle les divise et les dresse les uns contre les autres. Aujourd’hui, les frontières, leurs murs de sable et leurs barbelés sont les barreaux d’une prison où les classes opprimées sont doublement exploitées.

Si personne ne regrette le système colonial et sa barbarie, ses pillages, son racisme et ses humiliations, il ne peut y avoir d’émancipation tant que se maintiendra la domination impérialiste sur toute la planète.

Combien de peuples qui ont durement combattu pour leur indépendance, en Afrique, en Asie ou ailleurs, en ont fait la dure expérience ?

Au Maghreb, où la question du Sahara occidental aggrave les tensions, quel avenir pour le peuple Sahraoui ? Est-ce dans la dépendance espagnole, marocaine ou la création d’un minuscule État vulnérable ? Aucune de ces options ne peut offrir une réelle perspective.

Bien sûr, ce n’est pas aux puissants États voisins, ni aux puissances impérialistes, intéressés par les richesses de son sous-sol, de décider de l’avenir du Sahara occidental. C’est au peuple sahraoui, et à lui seul, de décider de son propre sort ! Mais l’avenir ne peut pas être au sein d’un Maroc ou d’une Algérie qui oppriment eux-mêmes leurs propres peuples. L’avenir est à une fédération fraternelle de toutes les classes opprimées du Maghreb !

La lutte de classe contre l’impasse du « dégagisme »

Les pays du Maghreb, avant et après les indépendances, n’ont cessé de connaître des luttes, qui ont parfois pris la forme de véritables explosions sociales, durables, déterminées. Mais partout elles se sont heurtées à un même mur. Des révoltes se reproduiront, on ne peut en douter, d’un bout à l’autre du Maghreb et même du reste du monde arabe. On ne peut que partager la rage qui met périodiquement en mouvement les travailleurs et les masses populaires de Tunisie, d’Algérie et du Maroc.

Mais la question qui leur est posée, et que nous devons nous poser avec eux, est celle des perspectives politiques.

Tous les soulèvements populaires partent d’une révolte causée par les exactions et injustices du système économique et politique. C’était le cas pour le suicide de Mohammed Bouazizi en 2010, en Tunisie, et la mort de ce jeune vendeur de poissons écrasé dans une benne à ordures au Maroc, en 2016. Mais ces explosions de colère doivent trouver une issue. Les travailleurs et les exploités qui ont été aux avant-postes de ces mouvements ont agi sans la conscience de leur force et de leurs intérêts en tant que classe distincte. Or il existe une infinité de forces politiques prêtes à exploiter ces mouvements, à les canaliser pour finalement les engager dans une impasse. Cela va des diverses variantes de démagogues islamistes aux généraux, en passant par les politiciens experts en ravalement de façade démocratique pour maintenir le système en place.

La politique qui se contente de dire « dégage » aux politiciens en place ne suffit pas. Quand un politicien « dégage », dix autres sortent de leur trou pour prendre sa place. Il faut que l’énergie déployée au cours de ces mouvements serve vraiment à faire un pas vers la révolution. Vers une révolution qui s’en prenne au système capitaliste lui-même et à l’impérialisme.

C’est là le rôle historique qui revient à la classe ouvrière.

La lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie se déroule à l’échelle de la planète. Et c’est à cette seule échelle que le capitalisme peut être combattu, car seule cette échelle permet une organisation supérieure de l’économie. Ce n’est qu’à l’échelle internationale que l’on pourra résoudre les défis auxquels l’humanité est confrontée, au Maghreb comme ailleurs ! Alors, par-delà les frontières qui les divisent, il faut qu’au cours de ces mouvements les travailleurs des différents pays réussissent à renforcer leur conscience de classe et se rapprochent du programme de la révolution prolétarienne, du programme de la révolution socialiste internationale.

Il faut que, tôt ou tard, les travailleurs s’emparent de ce programme, car d’autres révoltes, d’autres mouvements ne manqueront pas de se produire. Ce qui manque le plus, ce sont des hommes, des femmes, des militants, des partis qui, au cours de ces révoltes, au Maghreb et ici en France et en Europe, défendent ce programme, qui est le seul capable de donner une véritable perspective aux luttes des classes exploitées.

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