Russie : putsch avorté et faiblesse du régime28/06/20232023Journal/medias/journalnumero/images/2023/06/une.jpg.445x577_q85_box-3%2C0%2C665%2C858_crop_detail.jpg

Dans le monde

Russie : putsch avorté et faiblesse du régime

Dans la nuit du vendredi 23 juin, les hommes de Wagner, ce groupe de mercenaires servant de supplétifs à l’armée russe en Ukraine, ont investi la ville russe de Rostov-sur-le-Don, à proximité immédiate du Donbass en guerre, devenue le quartier général du commandement russe.

De là, leur chef, Evgueni Prigojine, a lancé une colonne motorisée en direction de Moscou et, alors que Rostov est à plus de 1 000 km, certaines unités ont pu en une journée arriver à 400, voire 200 km de la capitale. C’est dire si elles n’ont guère rencontré de résistance et si les forces militaires et policières, pourtant bien plus nombreuses que les 25 000 hommes de Wagner, sont restées l’arme au pied. Est-ce par peur, par incompétence, par manque de directives ? Sans doute un peu de tout cela. Si Prigojine n’a pas reçu d’appui direct de leur part, Poutine non plus, ce qui en dit long sur le degré d’affaiblissement de son autorité et sur les fractures entre certains des clans qui se partagent le pouvoir.

Le soir-même, alors que le régime semblait incapable d’arrêter les Wagner, Prigojine a annoncé tout stopper « pour éviter un bain de sang ». Le prétexte invoqué est cynique, de la part du chef d’une bande de mercenaires connus pour leur cruauté. Et c’est avec le même cynisme que Poutine, pour justifier son impuissance, a prétendu aussi avoir voulu éviter l’effusion de sang.

En fin de compte, un accord a donc été conclu entre le Kremlin et le patron des Wagner, par l’intermédiaire du président biélorusse Loukachenko, allié et vassal de Poutine. Mais cet accord ne règle évidemment pas tout.

Le conflit couvait depuis longtemps

Face à l’enlisement de l’armée russe en Ukraine, certains n’hésitent plus à critiquer la façon dont le Kremlin mène les opérations, y compris au sommet de l’État. Pour l’instant, les bureaucrates et les oligarques restent globalement loyaux à Poutine, du moins en apparence. Mais devant un avenir de plus en plus incertain, nul doute que dans les coulisses beaucoup s’interrogent sur l’intérêt de prolonger la guerre et sur la succession de Poutine.

Prigojine, à la tête de son armée privée, critiquait depuis des mois ouvertement l’état-major et le ministre de la Défense, cherchant à se faire valoir auprès de Poutine. Il les qualifiait de corrompus et de menteurs, les accusant d’envoyer les Russes au front sans matériel, ni encadrement, ni préparation. Cette démagogie – car ses propres hommes ne sont guère mieux considérés – a sans doute éveillé un écho parmi les soldats, leur famille et sans doute bien au-delà. C’est ce que pense très largement la population de son armée et de ses officiers depuis les guerres d’Afghanistan et de Tchétchénie.

Ainsi Prigojine s’est attiré l’hostilité des officiers supérieurs et du pouvoir, car même s’il se gardait d’incriminer nommément Poutine, ses accusations le mettaient indirectement en cause. Il a même osé dire qu’en fait l’Otan ne représentait pas une menace et que la guerre avait été décidée uniquement « pour qu’un groupe de salauds soit promu ». Début juin, sous la pression de l’état-major, une loi a donc été promulguée pour intégrer les sociétés militaires privées au sein de l’armée d’ici le 1er juillet. Par la suite, Prigojine a affirmé que le but de son coup de force n’avait jamais été de renverser le pouvoir, mais de « sauver son groupe ».

Un valet qui mord la main qui l'a nourri

Poutine a été pris à son propre piège car il a largement contribué à faire la force de Prigojine et du groupe Wagner. Les milices privées ont proliféré en Russie dès les années 1990, alors que les clans bureaucratiques, mafieux et oligarchiques qui avaient émergé à la faveur de la dissolution de l’URSS se livraient une guerre sans merci pour accaparer les richesses et des pans entiers du pouvoir. Dès le départ, ces affairistes se sont empressés de constituer des gardes d’hommes armés, qu’on voyait partout dans les rues et dans les lieux publics, mitraillette au poing.

Quand Poutine, au début des années 2000, a entrepris de reprendre l’appareil d’État en main, certaines de ces milices privées ont dû se faire plus discrètes, tandis que d’autres sont devenues de quasi-gardes prétoriennes. Prigojine, ex-taulard du temps de l’URSS, devenu businessman et ayant noué des relations avec nombre de hauts bureaucrates dont Poutine, a pu ainsi proposer ses services au régime. C’était loin d’être un cas isolé en ex-URSS : il suffit de rappeler, côté ukrainien, le bataillon Azov, accusé comme Wagner de crimes de guerre avant d’être intégré à l’armée ukrainienne.

Bien que le groupe ­Wagner n’ait aucune existence légale, il a pu entraîner ses hommes dans des casernes et bénéficier d’équipements de l’armée russe et de fonds pour payer ses mercenaires. Wagner est intervenu dans le Donbass, puis en Syrie, en Libye, en Centrafrique, au Burkina-Faso, au Soudan et au Mali où, depuis 2022, près de 1 500 mercenaires seraient présents. Prigojine aurait aussi financé les « usines à troll » qui inondent les réseaux sociaux internationaux de messages pro-russes.

Le recours d’un État à des milices privées ne concerne pas que la Russie, loin de là, mais leur poids grandissant, en particulier depuis le début de la guerre en Ukraine, est révélateur des difficultés rencontrées par le pouvoir.

Le régime ébranlé par la guerre

Poutine a accusé Prigojine de planter « un coup de poignard dans le dos de l’armée et du peuple » mais a été incapable de l’arrêter. Moscou s’est barricadé avec fébrilité, certains privilégiés l’ont même fui, tandis qu’on décrétait l’instauration du « régime antiterroriste ». À présent, Poutine essaie de sauver la face mais, ne pouvant ni ne voulant mater cette milice de soudards qui peut encore servir, il doit les ménager. Prigojine a obtenu le droit de s’exiler en Biélorussie, la promesse qu’il ne serait pas poursuivi, et l’intégration de ses soldats dans l’armée devrait continuer comme si de rien n’était.

Le putsch a échoué, mais cela ne veut pas dire que certains des militaires aujourd’hui en position de force ne chercheront pas eux-mêmes, demain, à se débarrasser de Poutine et de son discrédit croissant. L’État bureaucratique russe est divisé en de multiples clans rivaux. Pendant vingt ans, Poutine a joué un rôle d’arbitre entre eux et incarné leurs intérêts communs, en cherchant à restaurer et maintenir un État fort face au monde impérialiste qui voulait réduire la Russie à la portion congrue.

L’édifice ainsi reconstitué dissimulait ses contradictions internes mais elles n’ont pas disparu et ont fini par le fragiliser. La crise économique, les sanctions prises par les pays impérialistes occidentaux, et à présent la guerre, ne pouvaient que finir par l’ébranler. Si le conflit apparu entre Wagner et l’armée n’est encore qu’une fissure, il ne sera certainement pas le dernier de ce type.

Soldats et travailleurs russes, eux, n’ont rien à espérer de ces loups qui s’entre-dévorent. Ils ne peuvent compter que sur leur propre révolte contre les privilégiés et leur régime barbare.

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