Afrique du Sud : Desmond Tutu, l’apôtre d’une transition préservant la bourgeoisie

29 Décembre 2021

La mort de l’archevêque anglican d’Afrique du Sud Desmond Tutu s’est accompagnée d’une avalanche d’éloges venant de tous les grands de la planète. Ils ont en effet des raisons de lui être reconnaissants.

Le régime d’apartheid, instauré officiellement en 1950, codifiait un système ancien de ségrégation et de discrimination contre les populations noires, métisses ou d’origine indienne. Le système raciste était le pendant institutionnel d’une exploitation féroce et il finit par rencontrer à partir des années 1970 une contestation de masse, portée par la classe ouvrière sud-africaine, nombreuse et puissante, à laquelle le pouvoir raciste répondit par une répression féroce. Au milieu des années 1980, dans une atmosphère de guerre civile, la classe ouvrière sud-africaine montrait son potentiel révolutionnaire dans le combat contre l’apartheid, mais aussi plus généralement contre l’exploitation capitaliste.

L’énergie déployée par les travailleurs noirs sud-africains, leur ténacité et leur résistance pouvaient être contagieuses au-delà des frontières de l’Afrique du Sud. Mais, alors que la classe ouvrière tenait le premier rôle dans cette lutte, celle qui se plaçait à sa tête était une petite bourgeoisie noire, qui subissait elle aussi le racisme du régime d’apartheid, désireuse de l’abolir sans s’en prendre au système d’exploitation. Outre l’ANC dirigé par Nelson Mandela, un personnage comme Desmond Tutu, déjà évêque à l’époque, put ainsi jouer un rôle politique de premier plan.

Figure du Front démocratique unifié fondé en 1983, une vaste coalition légale de syndicats, d’associations, de congrégations religieuses, dans laquelle l’ANC interdit jouait le rôle dirigeant principal, Tutu allait s’en faire un des porte-parole, dénonçant le régime, interpellant les dirigeants occidentaux que l’apartheid n’avait jamais gênés tant qu’il ne leur faisait pas craindre une explosion sociale.

Desmond Tutu implorait les autorités blanches pour qu’elles ouvrent des négociations afin de mettre fin au système d’apartheid. Les sermons pacifiques, les appels à la non-violence, alors que les prisons étaient pleines et que la police tirait à vue, étaient aussi destinés à conjurer le risque que les masses pauvres s’organisent, se défendent les armes à la main et prennent conscience de leur force. Au cours des années 1970, le chef du gouvernement, John Vorster, particulièrement féroce, eut recours à Desmond Tutu en tant que conciliateur, opposé à toute violence. Le prix Nobel de la paix qui lui fut décerné en 1984 lui valut une reconnaissance internationale et d’être reçu à la Maison- Blanche par Ronald Reagan. En 1986, l’Église anglicane le nomma archevêque. En fait, les grandes puissances, en particulier les États-Unis, inquiètes de la situation en Afrique du Sud et de la menace représentée par la mobilisation des masses pauvres, voulaient se préparer à la fin du régime d’apartheid et comprenaient que des hommes comme Mandela et Tutu pouvaient leur être utiles.

À partir de 1986, d’abord secrètement puis officiellement, des négociations s’ouvrirent entre le régime sud-africain et l’ANC pour la suppression progressive de l’apartheid. Le couronnement en fut, en 1994, l’élection de Mandela à la présidence de la République sud-africaine. Officiellement, tout changea donc ; désormais, un Noir et un Blanc étaient égaux devant la loi. Mais, en fait, la révolte contre l’apartheid a servi à une fraction de la petite bourgeoisie noire pour se hisser aux postes de responsabilité, à côté bien souvent des anciens tortionnaires. La domination de la bourgeoisie était préservée et la menace révolutionnaire conjurée.

Tutu présida ensuite la commission vérité et réconciliation (1996-2003), chargée d’enquêter sur les crimes et exactions politiques du régime sud-africain. En échange des aveux des tortionnaires, la commission leur offrait l’amnistie.

Il ne faut cependant pas exagérer son rôle. L’ANC de Mandela et le Parti communiste sud-africain jouèrent un rôle bien plus déterminant dans ce processus politique. Mais Desmond Tutu, prêcheur de la non-violence contre les riches et de la réconciliation avec les bourreaux, fut un des rouages politiques permettant de désamorcer la bombe sociale qu’était devenue l’Afrique du Sud.

Au regard des défenseurs de la société bourgeoise, c’est son principal mérite, et c’est ce qui lui vaut aujourd’hui tant d’hommages de leur part.

Boris SAVIN