Italie, septembre 1920 : la révolution frappe à la porte07/10/20202020Journal/medias/journalnumero/images/2020/10/2723.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

il y a 100 ans

Italie, septembre 1920 : la révolution frappe à la porte

Au début du mois de septembre 1920, un grand mouvement d’occupation des usines commença en Italie, en réponse au refus du patronat d’augmenter les salaires pour faire face aux gigantesques augmentations de prix. En rompant les négociations, le représentant de la Confindustria, l’organisation patronale, avait affirmé : « Toute discussion est inutile. Les industriels refusent de concéder la moindre amélioration. Depuis la fin de la guerre, ils n’ont cessé de se déculotter. Maintenant ça suffit : à votre tour, ouvriers métallurgistes. »

La réponse des syndicats, en particulier celle de la CGL (Confédération générale du travail), à cette déclaration de guerre patronale se borna dans un premier temps à une grève du zèle dans les ateliers. Les capitalistes y répondirent par le lockout, et des dizaines de milliers d’ouvriers trouvèrent les portes closes en se rendant au travail. C’est alors que la FIOM, fédération des métallurgistes de la CGL, lança le mot d’ordre d’occupation des usines.

Le 30 août, près de 300 usines étaient occupées, près de 1 000 dès le lendemain. De la métallurgie, le mouvement s’étendait à d’autres branches, pendant que, dans les campagnes, les grèves et occupations de terres par des ouvriers agricoles et des métayers reprenaient de la vigueur et s’étendaient.

Le couronnement des deux années rouges

L’occupation des usines venait couronner des mois d’agitation, de grèves et de manifestations du prolétariat italien, dans les villes et dans les campagnes. La guerre, ses millions de morts et la misère qu’elle avait engendrée avaient nourri la révolte, tandis que l’exemple de la révolution russe nourrissait l’espoir. « Faire comme en Russie » était le refrain qui revenait dans les cafés, dans les attroupements qui se formaient devant les magasins, dans les Maisons du peuple, les sections syndicales et socialistes, jusqu’aux villages les plus reculés, parmi les travailleurs et les chômeurs.

Durant le Biennio Rosso, les « deux années rouges » de 1919 et 1920, les mouvements contre la vie chère, les occupations de terres, les grèves, les manifestations et même les insurrections s’étaient succédé malgré la répression, alors que le Parti socialiste et la CGL, malgré le nombre d’adhérents qui affluaient vers eux, se gardaient bien d’organiser ces luttes. Le Parti socialiste claironnait « Le parti de la révolution est né », sans rien faire de précis pour disputer le pouvoir à la bourgeoisie.

Le Parti socialiste italien avait adhéré à l’Internationale communiste, née à Moscou en 1919 dans le sillage de la révolution russe. Il était divisé entre un courant ouvertement réformiste et un autre dit maximaliste, car il se référait au programme maximum, c’est-à-dire à la prise du pouvoir. Majoritaires au sein du PS, les maximalistes étaient cependant plus enclins à parler de révolution qu’à en diriger une. Un courant révolutionnaire existait aussi, dont les jeunes dirigeants, comme Gramsci à Turin et Bordiga à Naples, avaient un capital d’expériences politiques et de luttes. Les syndicats les plus influents étaient encadrés par des dirigeants réformistes. Dans certaines régions, sur le littoral au sud de Gênes par exemple, les syndicalistes-révolutionnaires de l’USI (l’Union syndicale italienne), où dominaient les anarchistes, étaient majoritaires dans la classe ouvrière.

Les usines aux ouvriers

Mario Montagnana, protagoniste et témoin de l’occupation des usines à Turin, décrivait ainsi le sentiment des ouvriers : « Lorsqu’au début de septembre 1920, le comité central de la FIOM (…) transmit le mot d’ordre d’occuper les usines métallurgiques dans toute l’Italie en chassant les patrons, les ouvriers pensèrent tous que l’occupation serait définitive et que les capitalistes ne remettraient plus les pieds dans les usines. »

À Turin, capitale industrielle du pays, où la classe ouvrière était majoritaire dans la population, l’occupation prit un tour révolutionnaire. Les ouvriers y faisaient l’expérience de la gestion directe de la production, mettant en place des liens entre usines, avec l’aide des cheminots, pour alimenter en matières premières et en combustible les usines occupées. La classe ouvrière montrait à la fois sa capacité à sortir la production elle-même et le rôle parasitaire de la bourgeoisie dans l’économie. Dans de nombreuses usines, les ouvriers organisaient aussi une Garde rouge pour défendre les locaux et leurs occupants.

La révolution « mise aux voix »

Les usines métallurgiques étaient occupées, à Turin et dans bien d’autres villes, l’appareil productif était sous le contrôle des ouvriers et les campagnes étaient en ébullition : l’Italie était au bord de la révolution.

Giolitti, le chef du gouvernement, vieux routier politique de la bourgeoisie, savait qu’il pouvait compter sur la collaboration des dirigeants réformistes pour décourager les ouvriers et éteindre le feu. Dans son journal, Gramsci en avertissait les ouvriers, écrivant que le chef du gouvernement attendait que la classe ouvrière se fatigue « jusqu’à ce qu’elle tombe à genoux d’elle-même ».

Le 10 septembre, alors que le mouvement d’occupation des usines était au plus haut, le conseil national de la CGL se réunit à Milan pour discuter des perspectives du mouvement. La direction du Parti socialiste y présenta une motion en faveur de l’insurrection, tout en se gardant d’envoyer ses dirigeants la défendre. Les dirigeants du syndicat voulaient borner le mouvement à revendiquer des augmentations de salaire et un contrôle syndical sur les entreprises. D’Aragona, dirigeant de la CGL, s’adressa ainsi à la direction du PSI : « Vous croyez que le moment est arrivé d’une action révolutionnaire, eh bien, vous devrez en assumer la responsabilité. Nous, qui ne voulons pas assumer la responsabilité de conduire le prolétariat au suicide, vous informons que nous nous retirons et vous donnons notre démission. Nous pensons de notre devoir de sacrifier nos personnes ; prenez donc la direction entière du mouvement. »

Les dirigeants de la CGL savaient de quelle pâte étaient faits les dirigeants maximalistes : sans surprise, c’est la motion du syndicat qui l’emporta et la révolution, soumise au vote de bureaucrates réformistes, fut remise à plus tard.

Quelques années plus tard, Angelo Tasca, l’un des dirigeants socialistes turinois, parmi les fondateurs du Parti communiste, écrivait : « La direction du parti a perdu des mois entiers à prêcher la révolution sans rien prévoir, rien préparer : lorsque les votes de Milan donnent la majorité aux thèses de la confédération syndicale, les dirigeants du parti poussent un soupir de soulagement. Désormais libérés de toute responsabilité, ils peuvent crier à la trahison de la CGL ; ils ont ainsi quelque chose à offrir aux masses qu’ils ont abandonnées au moment décisif, heureux qu’un tel épilogue leur permette de sauver les apparences. »

Au troisième congrès de l’Internationale communiste, durant l’été 1921, Trotsky résumait ainsi les enseignements politiques de l’occupation des usines : « Le prolétariat italien a pris, pendant les années qui ont suivi la guerre, une orientation nettement révolutionnaire. Ce qu’écrivait l’Avanti !, ce que disaient les orateurs du Parti socialiste, était compris par la grande masse ouvrière comme un appel à la révolution prolétarienne. Cette propagande avait pénétré la conscience, la volonté de la classe ouvrière et l’action de septembre en a été la preuve.

(…) Le Parti socialiste italien, avec sa politique révolutionnaire en paroles, n’a jamais tenu compte des conséquences qu’une telle politique pouvait avoir. Tout le monde sait que l’organisation qui fut la plus effrayée et la plus paralysée par les événements de septembre fut justement le Parti socialiste qui les avait préparés. Ce sont les faits qui nous prouvent que l’organisation italienne était mauvaise, car le parti ne doit pas seulement être un courant d’idées, un but, un programme. Il doit aussi être la machine, l’organisation qui crée, par son action constante, les conditions de la victoire. »

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