Août 1980 : la classe ouvrière polonaise faisait reculer le pouvoir23/09/20202020Journal/medias/journalnumero/images/2020/09/2721.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

il y a 40 ans

Août 1980 : la classe ouvrière polonaise faisait reculer le pouvoir

Il y a 40 ans, durant l’été 1980, la classe ouvrière polonaise montrait une nouvelle fois sa force en obligeant le pouvoir à reculer sur les hausses de prix, et en arrachant le droit à former ses syndicats. C’était une victoire importante dans un pays comme la Pologne, un des pays d’Europe orientale qui avaient été occupés par l’armée de l’URSS en 1944-1945, dont les régimes étaient contrôlés de près par la bureaucratie soviétique et qui, sous une étiquette communiste, étaient des dictatures policières.

Les grèves démarrèrent contre les augmentations des prix alimentaires mais, très vite, des revendications politiques apparurent. Dès le 3 juillet, à l’annonce de l’augmentation du prix de la viande, l’usine de fabrication de tracteurs d’Ursus, dans la banlieue de Varsovie, comptant 14 000 ouvriers, fut paralysée. Des mouvements analogues commencèrent dans tout le pays. De crainte que le mouvement ne fasse tache d’huile, les dirigeants firent quelques promesses sans parvenir à le faire cesser. Le 8 juillet, au contraire, la mobilisation s’intensifia.

Le 14 août, les 17 000 ouvriers des chantiers navals Lénine de Gdansk se mirent en grève contre le licenciement d’une ouvrière, Anna Walentynowicz, militante des syndicats libres. La grève gagna dans la journée toute la ville, puis ses voisines, Sopot et Gdynia. Rapidement, elle s’étendit à tout le littoral de la mer Baltique, puis aux mines de Silésie.

Partout les ouvriers formèrent des comités de grève, qui fusionnèrent en un comité de grève interentreprises (MKS) le 17 août. Les grévistes des chantiers navals établirent alors une liste de 21 revendications, telles que l’augmentation des salaires, l’annulation des hausses de prix, l’échelle mobile des salaires. Ils y ajoutèrent la libération des détenus politiques et le droit de créer des syndicats indépendants. Dans ce pays dirigé par un parti unique, le Poup (Parti ouvrier unifié de Pologne), et où n’existait qu’un syndicat unique inféodé au pouvoir, ces revendications politiques étaient un défi au gouvernement.

Les délégués élus créèrent un comité de négociations présidé par Lech Walesa, un électricien de 36 ans, licencié du chantier Lénine quatre ans plus tôt, apprécié des ouvriers qui l’avaient déjà élu à leur comité de grève en 1970. Walesa se retrouva à la tête du comité de grève interentreprises, le MKS, qui regroupa jusqu’à mille délégués sur Gdansk et sa région. L’exemple fit école dans la grande ville industrielle de Szczecin et en Silésie. Les chantiers de Gdansk et le MKS formèrent le pôle dirigeant d’une grève devenue générale.

Au milieu du mois d’août, se sentant forts, les ouvriers grévistes repoussèrent la proposition de l’envoyé du gouvernement de négocier usine par usine. Déterminés à déjouer tous les pièges du régime, les travailleurs se donnèrent les moyens de garder le contrôle de leur grève : les discussions étaient retransmises par des haut-parleurs, enregistrées et diffusées partout. Un jeune ouvrier des chantiers Lénine résumait ainsi cet état d’esprit : « Il [le représentant du gouvernement] n’a rien compris. Il croit que nous sommes des ânes et qu’on peut nous rouler facilement, et il oublie que nous avons eu les expériences de 1956, 1970 et 1976 et que nous sommes instruits. Cela ne fait rien : ils finiront pas comprendre. »

La classe ouvrière polonaise avait en effet acquis une expérience de la lutte et de l’organisation, et au travers des précédentes épreuves de force avec le régime, elle s’était forgée une conscience. Elle était parvenue à plusieurs reprises à faire reculer le gouvernement. Mais une fois la pression retombée, celui-ci avait à chaque fois repris l’initiative. La police de cet État prétendument socialiste avait réprimé dans le sang grèves et manifestations. Et la menace d’une intervention de l’URSS était toujours présente, les ouvriers polonais gardant en mémoire l’écrasement de la révolution en Hongrie, en 1956, par les chars de l’armée soviétique.

Au fil de ces confrontations violentes avec le régime, la classe ouvrière avait appris à se méfier comme de la peste des promesses du Poup, largement sous la coupe de Moscou, et à s’organiser malgré tous les obstacles. Toute cette expérience restait dans la mémoire des ouvriers qui avaient vécu ces grèves, mais aussi dans celle de quelques noyaux militants, en particulier ceux organisés autour d’un Comité de défense des ouvriers (KOR), créé le 23 septembre 1976 pour aider les victimes de la répression. Ces militants avaient gagné la considération des travailleurs par leur détermination.

Mais cette opposition au régime était pour le moins diverse politiquement, regroupant des communistes sincères, mais aussi des militants liés à l’Église catholique, des nationalistes admirateurs du régime réactionnaire du général Pilsudski des années 1920-1930, dont Lech Walesa, fervent catholique. Elle comptait aussi des partisans de la « démocratie occidentale », dont l’objectif commun se limitait à réformer l’appareil d’État polonais et à le libérer de la tutelle russe.

Les travailleurs se retrouvaient face à un régime qui était une caricature du socialisme et à l’oppression de la bureaucratie soviétique et de son chef d’alors, Brejnev, qui prétendaient incarner le communisme. Et l’opposition défendait la perspective du triomphe de revendications nationales polonaises face à l’URSS. Cela finit par pousser un grand nombre d’ouvriers à se placer sur un autre terrain que celui des idées socialistes, d’autant que l’Église catholique, de fait la seule à s’adresser aux travailleurs, avait fini par apparaître comme la principale force politique d’opposition. On put ainsi voir des milliers d’ouvriers en grève assister à des messes dans les chantiers navals occupés.

Cette Église prêchait pourtant la modération. Le cardinal Wyszinski vint ainsi au secours du Premier ministre Gierek en appelant le 26 août à terminer la grève. Après des jours de négociations, le 31 août, celui-ci se décida à céder. Dans une séance retransmise à la télévision d’État et, par haut-parleurs, aux milliers de travailleurs rassemblés à l’extérieur, le représentant du gouvernement, Jagielski « accepta et signa » chacune des 21 revendications.

Dans la région de la Baltique, le travail reprit. Le droit de former des syndicats libres était acquis.

Les travailleurs avaient à juste titre le sentiment d’avoir remporté une victoire exceptionnelle. Le syndicat libre Solidarnosc (Solidarité) allait compter jusqu’à dix millions de syndiqués dans ce pays de 35 millions d’habitants. Mais même s’il avait politiquement reculé, le régime n’était pas vaincu. Il lui restait son armée que les chefs de Solidarnosc présentaient comme le garant de l’unité nationale. Ils désarmaient ainsi politiquement une classe ouvrière toujours combative. Quant aux dirigeants polonais, s’ils étaient prêts à utiliser la situation pour prendre un peu plus d’autonomie à l’égard de l’URSS, ils ne voulaient pas être otages des mobilisations ouvrières.

Au bout de plus d’une année de bras de fer entre le gouvernement et Solidarnosc, le 13 décembre 1981, le général Jaruzelski, devenu chef du gouvernement, proclama l’état de guerre. Solidarnosc fut interdit. Des milliers de travailleurs furent emprisonnés, dont la plupart des cadres du syndicat. L’état-major fit tirer sur des mineurs qui résistaient. La classe ouvrière payait ainsi, et pour longtemps, l’absence d’une direction politique révolutionnaire.

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