Septembre 1920 : le congrès des peuples d’Orient16/09/20202020Journal/medias/journalarticle/images/2020/09/P10_Congres_de_Bakou_C_ARC.jpg.420x236_q85_box-0%2C21%2C400%2C246_crop_detail.jpg

il y a 100 ans

Septembre 1920 : le congrès des peuples d’Orient

Le 1er septembre 1920 s’ouvrait à Bakou, dans Caucase, le congrès des peuples d’Orient. Pour les dirigeants de l’Internationale communiste qui l’avaient convoqué, il symbolisait l’espoir maintes fois exprimé par Lénine que la révolution russe sonne le réveil des masses opprimées d’Asie et des colonies, et contribue de façon décisive au renversement de l’impérialisme.

Illustration - le congrès des peuples d’Orient

Le premier conflit mondial avait entraîné les peuples coloniaux dans la boucherie européenne. Les soldats africains ou indiens avaient vu dans les tranchées de quoi leurs maîtres étaient capables en matière de sauvagerie, et ils ne voulaient pas reprendre leur vie d’esclaves. La manière dont les impérialistes vainqueurs se partageaient les dépouilles des vaincus, sans se soucier des peuples concernés, incitait ceux-ci à se ranger derrière des dirigeants nationalistes pour engager la lutte, comme en Turquie.

Dans ses Thèses sur la question nationale et coloniale, rédigées par Lénine, le deuxième congrès de l’Internationale communiste avait analysé les perspectives offertes par cette situation et les tâches qui incombaient aux communistes : le soutien aux mouvements révolutionnaires d’émancipation, mais aussi la construction d’un mouvement communiste indépendant dans ces pays.

C’est dans cette perspective que l’Internationale avait convoqué, peu de temps après son deuxième congrès, celui des peuples d’Orient à Bakou. Le choix de cette ville était en lui-même un symbole. Le délégué communiste américain, John Reed, commença ainsi son discours : « Vous ne savez pas comment se prononce Bakou en américain ? Il se prononce “oil” (pétrole). » À Bakou, une classe ouvrière composée de travailleurs originaires du Caucase, d’Asie centrale, mais aussi de Russie, avait trimé pour enrichir les capitalistes du pétrole. Elle s’était soudée dans la lutte contre l’exploitation et pour la révolution.

Les délégués venus de Moscou traversèrent une Russie dévastée par la guerre civile. Alfred Rosmer, qui représentait les communistes français, décrit ainsi son arrivée à Bakou : « Un meeting avait été convoqué. […] Tous les costumes de l’Orient rassemblés dessinaient un tableau d’une étonnante et riche couleur. Les discours qu’il fallait traduire en plusieurs langues étaient frénétiquement applaudis. On les écoutait avec un intérêt passionné. »

Près de 2 000 délégués étaient présents. Beaucoup étaient issus des nationalités opprimées par le tsarisme dans cette Russie qui avait été « la prison des peuples », Arméniens, Azéris, Géorgiens, Tchétchènes, Tadjiks et Ouzbeks, d’autres s’étaient frayé un chemin depuis la Turquie ou la Perse. Il y avait aussi quelques Indiens, Chinois ou Coréens. Leur voyage n’avait pas été sans danger. Deux délégués venus de Perse avaient péri dans l’attaque de leur navire par l’aviation britannique. Des navires anglais avaient également tenté d’empêcher les délégués turcs de traverser la mer Noire.

Tous n’étaient pas communistes. Le bureau du congrès fut constitué de deux fractions, l’une communiste et l’autre sans-parti. Zinoviev, alors président de l’Internationale communiste s’en expliqua dès le début : « Nous ne vous avons pas demandé à quel parti vous appartenez. Nous ne vous posons que les questions suivantes : Es-tu travailleur, fais-tu partie de la masse laborieuse ? Veux-tu mettre fin à la guerre civile et désires-tu organiser la lutte contre les oppresseurs ? Cela suffit. Réunissons-nous afin d’examiner les questions qui se posent devant tout l’univers. »

Tous les délégués voyaient un espoir de libération dans l’union avec la jeune république soviétique, mais cela n’empêcha pas les débats d’être vifs et les désaccords parfois profonds.

La politique menée par les représentants du jeune État soviétique dans les régions d’Asie centrale fut même l’objet de vives critiques. Le représentant sans-parti du Turkestan, Narboutabekov, se plaignit ainsi « des tendances étroitement nationalistes des Européens », invitant Lénine, Trotsky et Zinoviev à venir les constater sur place. La république du Turkestan avait pris son indépendance en vertu du droit proclamé par les bolcheviks à l’autodétermination de toutes les anciennes colonies tsaristes, assorti d’une proposition d’association. Mais cela n’empêchait pas les tendances grand-russes de certains cadres soviétiques, héritées de l’Empire tsariste centralisateur. Cela justifiait les avertissements du congrès de l’IC, et de Lénine en premier lieu, sur la nécessité d’être prudent et même de faire certaines concessions pour hâter la disparition du « sentiment de défiance à l’égard du prolétariat des pays oppresseurs » que pouvaient ressentir les prolétaires d’un pays opprimé.

Tous les délégués décrivirent les conditions de l’exploitation dans leur propre pays. C’est dans un tonnerre d’applaudissements que furent votées à l’unanimité les thèses qui proclamaient : « La révolution des masses laborieuses de l’Orient ne se bornera pas à chasser les impérialistes étrangers. Elle ne s’arrêtera pas à la constitution d’un régime qui tendrait à conserver l’autorité des sultans, des shahs, des émirs, des pachas, des beys, et à maintenir les travailleurs dans l’oppression. La révolution ne s’arrêtera pas non plus aux limites dites sacrées des propriétés privées. Elle développera ses efforts en une immense révolution agraire, qui fera passer la terre aux mains des travailleurs et abolira toute exploitation. »

Le congrès comptait également une cinquantaine de femmes déléguées, qui réclamèrent avec force les mêmes droits que les hommes dans tous les domaines. L’une d’elles, Bibinour, déclara : « Nous autres, Orientales, nous avons subi une exploitation infiniment plus dure que les hommes, et nous sommes infiniment mieux au courant de tous les côtés sombres de ces éternelles captives que sont les femmes musulmanes d’Orient... Nous nous réveillons du cauchemar qui nous oppressait, nous secouons le joug qui nous étreint chaque jour, nous grossissons vos rangs du meilleur de nos forces. Vive la IIIe Internationale ! Vive la section des ouvrières de la ville d’Aoulé-Ata et du Turkestan tout entier ! »

Le congrès de Bakou eut peu de conséquences immédiates mais, dans les années qui suivirent, des partis communistes furent créés dans la plupart des pays colonisés. L’onde de choc déclenchée par la révolution russe se propagea dans tout l’Orient et, à peine cinq ans plus tard, le prolétariat et l’immense paysannerie de Chine s’ébranlaient pour tenter de se débarrasser de leur oppression séculaire. Mais l’Internationale n’était plus alors l’instrument de lutte qu’elle avait été au moment de Bakou. Elle était tombée sous la férule de Staline, « le grand organisateur des défaites », selon la formule de Trotsky.

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