Ukraine : l’oligarque et le “serviteur du peuple”24/04/20192019Journal/medias/journalnumero/images/2019/04/2647.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Ukraine : l’oligarque et le “serviteur du peuple”

L’élection présidentielle ukrainienne du 21 avril a vu le sortant, Petro Porochenko, se faire sortir par un nouveau venu, Volodymir Zelensky. Avec un score de 73 % des voix, le challenger a écrasé le tenant du titre.

Si Zelensky a pu gagner sans avoir fait mine de défendre un programme, c’est que les électeurs voulaient avant tout « dégager » Porochenko. Un président auquel il n’a pas fallu cinq ans à la tête du pays pour surpasser en impopularité son prédécesseur, Ianoukovitch, chassé par la révolte du Maïdan en 2014.

En 2014, on avait fait croire à la population qu’elle pourrait en finir avec la pauvreté et un régime corrompu en s’en remettant à des hommes comme Porochenko. Ce dernier était pourtant un pur produit du système de la fin de l’URSS, qui avait permis à des bureaucrates et à des mafieux de bâtir des fortunes colossales en un rien de temps. Porochenko prit en effet son envol à cette époque, sous la protection de son bureaucrate de père. Fortune faite, il se constitua un empire dans la confiserie industrielle (d’où son surnom de « roi du chocolat »), l’immobilier et l’informatique.

Avec pour seuls slogans de campagne « L’armée, la langue, la foi » et « Mon seul adversaire, c’est Poutine », Porochenko avait voulu rameuter le public nationaliste et bigot. Il a péroré auprès de prélats orthodoxes devant des églises soustraites au patriarcat de Moscou et il a joué, en tenue de camouflage, au chef de guerre près de la ligne de front du Donbass pro-russe. Mais il n’a pipé mot du dernier scandale qui l’éclaboussait : la contrebande de matériel militaire ayant rapporté des millions d’euros en trois ans à l’un de ses proches, membre du Conseil de sécurité et de défense. Cela, sans que bronche l’enfant chéri des conseillers occidentaux du régime, le Bureau national anticorruption…

Lors du Maïdan, Porochenko avait promis de faire le ménage dans les écuries du pouvoir. Depuis, pas un dignitaire de l’ère précédente n’a eu de comptes à rendre. Quand ils n’ont pas fui à l’étranger, les oligarques ont poursuivi leurs affaires sous Porochenko. Aussi proche de celui-ci qu’il l’était de lanoukovitch, et qu’il pourrait le devenir de Zelensky, le magnat de l’industrie et des médias Akhmetov est resté l’homme le plus riche d’Ukraine. Porochenko, lui, a multiplié par huit ses revenus déclarés en cinq ans de mandat !

Cela alors que des millions de gens touchent en moyenne 250 euros de salaire, et même seulement 100 euros pour les retraités, ce qui place l’Ukraine en tête des pays d’Europe les plus pauvres par tête d’habitant, selon le FMI.

Âgé de 41ans, donc trop jeune pour avoir pu partager les turpitudes des régimes précédents, le tombeur du président fait figure d’homme neuf. C’est cela qui lui a permis de capitaliser dans les urnes l’aversion générale pour tous ceux qui se disputent le pouvoir et le butin depuis trente ans. Et puis, il est l’acteur vedette d’une série télévisée très populaire, Le serviteur du peuple, qui évoque la vie difficile des petites gens face à la pourriture des cliques dirigeantes. Beaucoup de téléspectateurs y ont reconnu la réalité. Et ils ont identifié le candidat à son personnage : celui d’un petit prof honnête, élu président par hasard dans un monde de requins, qu’il veut mettre hors d’état de nuire.

L’homme de spectacle usant de sa popularité pour faire carrière politiquement, cela n’a rien d’original : de Reagan à Beppe Grillo, les exemples abondent. Zelensky, qui possède diverses sociétés enregistrées dans des paradis fiscaux, a lui aussi su faire fructifier son capital de sympathie. Il a lancé un parti du nom de sa série télévisée, mais n’a défendu aucun programme dans sa campagne faite uniquement de shows. Le tout avec le soutien de la chaîne privée qui diffuse sa série, et l’appui multiforme de son patron, l’affairiste Kolomoïsky. Un milliardaire dont il faut rappeler qu’il a financé et armé une unité paramilitaire d’extrême droite de 4 000 hommes, ce bataillon Azov censé lutter contre les pro-russes de l’Est du pays, qui lui sert de milice privée et qu’il laisse se déchaîner en pogromes antiroms, comme cela s’est produit en juin 2018.

Réfugié à l’étranger par crainte de la justice, Kolomoïsky peut revenir dans l’Ukraine du nouvel élu, dont il attend des remerciements à la mesure du soutien qu’il lui a apporté. Mais Zelensky a aussi d’autres parrains dans les sphères du pouvoir, tels deux ex-ministres de l’Économie et des Finances de Porochenko. Et il se répand en propos conciliants envers le gouvernement et les députés, acquis à Porochenko, qui ne devraient pas changer avant juin, sinon octobre.

On est loin du « Casser le système » qu’avait promis Zelensky. Car, s’il manquait d’expérience, il a vite appris l’art de se servir du peuple, sous couvert de le servir.

Macron et Merkel, qui l’ont reçu entre les deux tours, ont, comme Trump, applaudi à son élection. Diplomatie oblige, mais ils savent aussi qu’avec le nouvel élu le système sera bien gardé. Quant aux classes laborieuses d’Ukraine, elles restent face aux mêmes problèmes qu’avant, et à la même engeance d’exploiteurs et de profiteurs.

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