Soudan : la chute du dictateur, mais pas des militaires17/04/20192019Journal/medias/journalnumero/images/2019/04/2646.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Soudan : la chute du dictateur, mais pas des militaires

Après quatre mois de manifestations dans tout le pays, et au prix de centaines de morts, la population soudanaise a eu raison du dictateur Omar al-Bachir. Il a été limogé et arrêté par les chefs de l’armée jeudi 11 avril. Mais les manifestants ne se sont pas démobilisés pour autant, et ont pu ainsi déjouer les premières manœuvres des militaires qui voulaient leur imposer un simple ravalement de façade.

Une mobilisation de masse

La révolte a commencé le 19 décembre, à l’annonce du triplement du prix du pain. Dans un pays où l’inflation réelle atteint les 120 % par an, où le manque de liquidités empêche les salariés de toucher vraiment leur paye et où les boutiques sont vides, cette mesure a fait déborder le vase. Le mouvement, sur lequel s’est aussitôt abattue une répression violente, a rapidement pris une tournure politique, exigeant le départ du dictateur Omar al-Bachir. Celui-ci était arrivé au pouvoir en 1989, à la faveur d’un coup d’état militaire mené avec le soutien des Frères musulmans. Malgré l’état d’urgence, les exécutions et l’emprisonnement de centaines de manifestants, les manifestations ont continué après le 19 décembre, non seulement dans les grandes villes que sont Khartoum, Omdurman ou Port-Soudan, mais même dans des régions plus reculées de ce pays de 41 millions d’habitants. Les femmes y ont été nombreuses, symbole de la profondeur du mouvement dans un pays dont la législation est fondée sur la loi islamique.

Commencée par une explosion de colère spontanée à la sortie d’un match de football à Omdurman, la ville d’un million d’habitants située sur le Nil en face de la capitale Khartoum, la mobilisation s’est rapidement structurée, et c’est l’Association des professionnels soudanais qui s’est hissée à sa tête. C’est elle qui lance les mots d’ordre et est en lien avec les militants dans les quartiers. Cette association est née après la répression des émeutes contre la vie chère qui avaient éclaté en 2013, suite à l’arrêt des subventions aux carburants ayant entraîné du jour au lendemain le doublement des prix à la pompe. Huit associations professionnelles se sont alors regroupées, médecins, avocats, journalistes, pharmaciens, professeurs de l’université de Khartoum, des catégories sociales longtemps plus épargnées par le régime que les simples travailleurs mais elles aussi victimes de la catastrophe économique. Après avoir longtemps existé dans la clandestinité ou à l’étranger, cette Association des professionnels soudanais est apparue au grand jour en décembre 2018. À son initiative, tous les partis politiques soudanais ont signé avec elle en janvier 2019 la « déclaration de la liberté et du changement », du Parti communiste soudanais au parti islamique Oumma, et y compris des groupes armés en guerre contre l’État central dans plusieurs régions. Cette déclaration, outre le départ d’Omar al-Bachir, réclamait « la transition du régime totalitaire vers un système pluraliste dans lequel le peuple choisit ses représentants ».

L’état-major écarte al-Bachir

Depuis samedi 6 avril, la mobilisation a franchi un nouveau cap, avec le rassemblement de milliers de manifestants autour du centre de commandement de l’armée à Khartoum. Les ordres du pouvoir demandant à l’armée de disperser la manifestation sont restés sans effet et, dans les jours qui suivirent, on a vu des soldats, de jeunes officiers et des policiers passer du côté des manifestants, et parfois s’opposer aux forces spéciales des services de renseignement, les redoutées NISS, principaux acteurs de la répression ces quatre derniers mois.

Devant l’impossibilité d’endiguer le mouvement, les dirigeants de l’armée tentèrent alors de sauvegarder leur pouvoir au prix d’une révolution de palais. Le 11 avril, tandis que les blindés des forces de sécurité quadrillaient la capitale, un communiqué de l’état-major annonçait la destitution et l’arrestation d’Omar al-Bachir et la prise en main du pouvoir pour deux ans par un Conseil militaire de transition dirigé par le ministre de la Défense, le général Ibn Aouf. Celui-ci, l’un des principaux artisans de la répression qui fit plusieurs centaines de milliers de morts dans la province du Darfour, entendait bien ne rien changer. Il annonça la reconduction de l’état d’urgence, l’instauration d’un couvre-feu. Il laissait aussi en place le chef des services de renseignement, Salah Abdullah Gosh, honni de la population.

Cette manœuvre ne trompa pas les manifestants, qui restèrent mobilisés. Dans la nuit du 11 au 12 avril, des dizaines de milliers d’entre eux défièrent le couvre-feu en défilant dans les rues de Khartoum. Ils obtinrent en 24 heures le départ d’Ibn Aouf et son remplacement par un autre général, moins compromis aux yeux de la population, Fattah al-Burham. Celui-ci adopta d’emblée un ton différent, promettant la libération immédiate des prisonniers de ces derniers jours, limogeant Gosh et engageant des discussions avec l’Association des professionnels soudanais et les partis politiques. Il leur demande aujourd’hui de proposer un Premier ministre civil qui formerait un gouvernement. Mais le Conseil militaire de transition resterait bel et bien en place, et de fait c’est lui qui exercerait le pouvoir réel. Il compte dans ses rangs les principaux chefs de l’armée, de la police et celui de la redoutable milice Janjawid qui avait semé la mort en 2003 au Darfour. Rebaptisée Force de soutien rapide, elle compte 20 000 hommes connus pour leur brutalité et bien équipés, et représente une menace mortelle pour le mouvement.

L’épreuve de force continue

Aujourd’hui, les manifestants sont toujours là. Ils ont résisté à la répression, et la persistance de cette mobilisation est leur meilleure garantie pour l’avenir, car les chefs militaires ne sont certainement pas prêts à lâcher le pouvoir facilement. De multiples options s’offrent à eux pour le conserver, allant de la répression brutale et immédiate à une mise en retrait momentanée derrière un gouvernement civil, qui leur permettrait de garder le contrôle de l’appareil d’État et de forces de répression prêtes à mitrailler la population le moment venu.

Pour les travailleurs et les couches pauvres de la population, qui forment l’immense majorité des manifestants, se pose aujourd’hui le problème de mettre en place leur propre organisation, s’ils ne veulent pas que la transition démocratique annoncée ne se limite à remplacer quelques têtes, sans rien changer à la situation des exploités.

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