il y a 80 ans

1936-1938, les procès de Moscou : Staline massacrait la vieille garde bolchevique

Dans l’URSS de Staline, l’année 1937 débuta par un des procès de Moscou, du 23 au 30 janvier. Le pouvoir voulut donner le maximum de résonance à ce procès dont les accusés étaient tous d’anciens compagnons de Lénine.

Les victimes désignées des trois procès qui se tinrent à Moscou entre août 1936 et mars 1938 étaient mondialement connues. Membres du mouvement ouvrier russe et international, elles avaient préparé et mené à bien la révolution d’Octobre 1917, puis œuvré à la construction du premier État ouvrier de l’histoire et à l’extension de la révolution, avec la formation du parti mondial de la révolution socialiste, l’Internationale communiste.

En fait, depuis qu’en décembre 1934 l’assassinat de Kirov, possible rival de Staline au sein de la haute bureaucratie, lui en avait donné le prétexte, le régime s’était lancé dans une répression de plus en plus vaste contre ce qui restait du Parti bolchevique.

La bureaucratie musèle le parti de Lénine et de Trotsky

Au début des années 1920, le parti de la révolution d’Octobre avait dégénéré, comme l’ensemble de l’État soviétique, avec le recul de la vague révolutionnaire en Europe et le renforcement, en URSS, d’une caste parasitaire ayant accaparé les leviers du pouvoir et choisi Staline comme porte-drapeau.

Contre cette dégénérescence, une Opposition de gauche s’était formée dans le parti, avec des milliers de militants et cadres bolcheviques autour de Trotsky. Par la suite, la plupart des autres dirigeants de ce que l’on appelait encore « le parti de Lénine et Trotsky » allaient eux aussi s’opposer à Staline et à sa politique, mais ils furent défaits.

Sur fond de recul généralisé du mouvement ouvrier international, puis de crise mondiale de l’économie capitaliste, Staline avait réussi à affermir son pouvoir et celui de la bureaucratie. Mais, au fil d’échecs et de gâchis de grande ampleur dus à sa politique, sa dictature n’avait encore rien d’incontestable parmi la bureaucratie. Même politiquement mis à l’écart, les leaders des diverses oppositions communistes gardaient un grand prestige dans la population et le parti, et auraient pu servir de recours au cas où une partie des cercles dirigeants aurait voulu se passer de Staline.

Le risque d’une révolution victorieuse en Espagne

À cela s’ajoutait un autre facteur décisif : la haine que staliniens et bureaucrates vouaient à la révolution ouvrière. Or, après des années de recul, le mouvement ouvrier révolutionnaire repartait de l’avant. Dans l’Espagne de juillet 1936, ouvriers et paysans avaient pris les armes, créé des organes de pouvoir en réaction au coup d’État militaire de Franco. C’était un danger pour les grandes puissances bourgeoises, telles l’Angleterre et la France dont Staline cherchait l’appui contre l’Allemagne nazie, mais aussi pour la bureaucratie, qui craignait qu’une montée révolutionnaire même lointaine ne redonne confiance à sa propre classe ouvrière et que celle-ci ne la chasse du pouvoir.

Avec ces procès, Staline voulait se débarrasser d’adversaires vaincus politiquement, mais qui représentaient encore la seule révolution ouvrière qui ait triomphé, tout en montrant à la bourgeoisie mondiale qu’elle pouvait compter sur lui pour massacrer ceux qui incarnaient cette perspective. C’est ce qu’exprima à sa façon la Pravda du 10 octobre 1936 : « En Catalogne, l’élimination du trotskysme et des anarcho-syndicalistes a déjà commencé et se poursuivra avec la même énergie qu’en URSS. »

Trois procès et un massacre systématique

En URSS, si l’Opposition de gauche trotskyste poursuivait la lutte contre la dégénérescence stalinienne, les autres oppositions avaient rendu les armes. Leurs leaders – tels Zinoviev, Kamenev ou Boukharine – ayant été chassés du pouvoir, voire du parti, avaient capitulé afin d’y être réintégrés. En approuvant une politique qu’ils avaient combattue, leurs renoncements ne pouvaient que renforcer la dictature et préparer d’autres reniements. Lors des procès, la police politique allait exiger et obtenir – par le chantage à la fidélité au parti et, si cela ne suffisait pas, par la torture, la menace de s’en prendre à leurs proches – que ces anciens compagnons de Lénine piétinent leur passé, leurs idées, répudient ce qui avait été leur vie, en s’accusant des crimes les plus invraisemblables.

Zinoviev et Kamenev furent les principaux accusés du premier procès, avec d’autres bolcheviks de premier plan : Ivan Smirnov, Evdokimov, Bakaïev, Mratchkovski… Ils y furent trainés dans la boue, condamnés et abattus peu après. Le même infâme scénario se répéta lors des deuxième et troisième procès, avec d’autres vieux-bolcheviks, des organisateurs de l’Armée rouge et du pouvoir des soviets : Piatakov, Serebriakov, Radek, Sokolnikov, Boukharine, Rykov, Krestinski, Rakovski, Mouralov, Drobnis, Bogouslavski… En 1936-1937-1938, allaient ainsi être assassinés par Staline presque tous les dirigeants de la révolution russe, la majorité des membres du comité central du parti de 1917 à 1923, la majorité du bureau politique de 1919 à 1924, ainsi que des milliers d’autres militants moins connus.

À l’époque, ce qui frappa de stupeur fut la monstruosité des accusations portées durant ces procès et reprises, fait inouï, par des hommes qui avaient consacré leur vie à l’émancipation de la classe ouvrière. Ils avaient connu la prison, la déportation, l’exil, la clandestinité sous le tsarisme, affronté la mort durant la guerre civile, puis dirigé la construction du jeune État soviétique. Et c’est eux, à en croire l’accusateur Staline, qui auraient été les pires ennemis de l’URSS, du communisme, de la classe ouvrière !

Pour orchestrer leur assassinat, Staline choisit comme procureur Vychinsky : le même homme qui avait lancé un mandat d’arrêt contre Lénine en 1917 allait requérir « la mort pour ces chiens enragés » d’ex-dirigeants bolcheviques.

À l’en croire, ceux-ci avaient ourdi des actes de sabotage (il fallait que le régime trouve des raisons à ses échecs économiques) ; fomenté des attentats contre Staline et ses adjoints ; assassiné l’écrivain Gorki devenu stalinien ; comploté pour livrer l’URSS à l’impérialisme en espionnant au service de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne, du Japon…

Les accusations les plus délirantes sorties de l’imagination sanguinaire de Staline s’accumulaient sans souci de vraisemblance. Il fallait terroriser tous ceux qui voyaient que la politique de Staline menait l’URSS à la catastrophe, que le régime n’avait plus rien à voir avec le socialisme, que la classe ouvrière, qui avait fondé cet État, était écartée du pouvoir. Staline voulait aussi terroriser l’appareil d’État afin de le maintenir à sa botte.

Entourés de la plus grande publicité par le stalinisme, et par ses relais hors de l’URSS, tels le PC français et l’Humanité qui applaudissaient au massacre des bolcheviks, ces trois procès ne représentent qu’une petite partie d’un massacre de révolutionnaires, non public mais d’une tout autre ampleur. Des milliers d’oppositionnels communistes disparurent sans procès dans les camps du goulag en 1937-1938. N’ayant pu les briser, Staline y fit fusiller les trotskystes à la chaîne.

De ces bolcheviks, seul Trotsky resta à mener le combat. Il restait la cible principale de Staline et de ses tueurs, lui que ces procès avaient placé au premier rang des accusés et visé dans leur intitulé même : au procès du « centre terroriste trotskyste-zinoviéviste » de 1936 succéda celui du « centre antisoviétique trotskyste » en 1937 et celui du « bloc des droitiers et des trotskystes » en 1938.

En faisant assassiner Trotsky, à Mexico en août 1940, Staline paracheva le massacre d’une cohorte de révolutionnaires qui avait ébranlé le monde en 1917 et accumulé une expérience de la lutte de classe comme nulle autre avant ni depuis. La bureaucratie y gagna un long répit. Le système capitaliste bien plus encore.

En 1938, Trotsky affirma que « la crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire ». Le stalinisme y a contribué comme aucune force de la réaction, en assassinant la direction révolutionnaire que la lutte de classe avait fait surgir au début du 20e siècle.

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