Il y a 60 ans

Octobre-novembre 1956 : l’intervention franco-britannique de Suez

Le 6 novembre 1956, les troupes françaises et britanniques débarquaient à Port-Saïd en Égypte. Ces deux vieilles puissances coloniales, alliées à Israël, entendaient reprendre le contrôle du canal de Suez nationalisé en juillet par le président égyptien Gamal Abdel Nasser. Mais l’opération militaire tourna au fiasco en quelques heures et le corps expéditionnaire franco-britannique dut rembarquer piteusement.

Nasser avait pris la tête du pays à la suite du coup d’État de 1952 qui avait renversé le roi Farouk, sous le règne duquel l’Égypte était restée de fait un protectorat britannique. L’objectif du groupe dit des « officiers libres » dont il avait pris la tête était de moderniser le pays grâce à une politique plus indépendante. Les dirigeants américains avaient d’abord accueilli favorablement la chute de Farouk, avant d’être rapidement déçus en constatant que Nasser n’entrait pas dans leurs vues.

La nationalisation du canal

Lorsque les USA se montrèrent réticents à lui livrer des armes, Nasser s’adressa à la Tchécoslovaquie et à travers elle à l’URSS. Il refusa de faire adhérer l’Égypte au pacte de Bagdad regroupant les alliés moyen-orientaux des USA contre l’URSS. Nasser était pourtant fortement anticommuniste et réprima sauvagement les militants du PC égyptien, mais il entendait simplement ne dépendre d’aucune des deux grandes puissances. Il fut un des leaders de la conférence des non-alignés qui se déroula à Bandung en avril 1955, aux côtés de Tito, Nehru et Chou En-lai.

Pour moderniser l’Égypte, Nasser comptait sur la construction du gigantesque barrage d’Assouan sur le Nil, mais le 19 juillet 1956, les USA annoncèrent qu’ils annulaient le prêt promis à cet effet. Ils espéraient amener Nasser à plus de compréhension et le forcer à cesser ce qu’ils qualifiaient de double jeu. Nasser répliqua par une action d’éclat qui fit de lui le héros du tiers-monde. Le 26 juillet, il annonçait la nationalisation de la compagnie du canal de Suez, déclarant dans un éclat de rire que l’encaissement des droits de passage financerait la construction du barrage d’Assouan. Les grandes puissances furent atterrées, tandis qu’au sein du peuple égyptien, et au-delà parmi tous les peuples dont les richesses étaient pillées par l’impérialisme, le geste de Nasser suscitait une immense fierté, et le sentiment d’être vengés. Nasser ne voulait pas plier, et proclamait fièrement : « Nous reprenons tous ces droits, car tous ces fonds sont les nôtres, et le canal est la propriété de l’Égypte. Il a été creusé par les Égyptiens, dont 120 000 ont trouvé la mort pendant les travaux. La Société du canal de Suez ne cache qu’une exploitation. »

Les préparatifs de guerre

Les dirigeants britanniques et français se déchaînèrent contre Nasser, le qualifiant de « nouvel Hitler ».

Antony Eden, le Premier ministre britannique, se fit fort de « venger l’affront » et de faire revenir Nasser sur sa position par la force des armes. Outre le désir de laver l’insulte, l’impérialisme britannique n’entendait pas se laisser évincer d’une région traditionnellement sous sa coupe. D’autre part, la Compagnie était surtout entre les mains de capitaux britanniques, et dans une moindre mesure français.

En France, le ton était identique. La gauche socialiste rivalisait avec la droite réactionnaire dans un concert de propos va-t-en-guerre. L’impérialisme français avait certes beaucoup moins d’intérêts que son compère anglais en Égypte, mais le gouvernement de Front républicain conduit par le socialiste Guy Mollet voyait en Nasser le principal soutien extérieur à l’insurrection algérienne menée par le FLN.

Israël fut également associé aux préparatifs guerriers, saisissant l’occasion de montrer sa capacité à intervenir contre un État arabe ayant des velléités d’indépendance. Depuis deux ans déjà, la France équipait Israël en avions de combat et en chars d’assaut. C’est donc tout naturellement que l’idée s’imposa de faire participer Israël à l’expédition punitive.

Le 25 septembre 1956, alors qu’une armada franco-britannique rejoignait les ports de Malte et de Chypre, le détail de l’opération fut mis au point. Les Israéliens devaient commencer par avancer vers le canal et les troupes franco-britanniques débarqueraient alors pour faire mine de s’interposer. Quant aux USA, les dirigeants français se faisaient fort de leur faire accepter l’opération, ce qui allait se révéler une erreur.

Le fiasco de l’intervention

Comme convenu, l’armée israélienne attaqua le 29 octobre. Elle occupa rapidement le Sinaï et s’arrêta. La Grande-Bretagne et la France adressèrent alors un ultimatum à l’Égypte et à Israël leur enjoignant d’arrêter les opérations. Israël, appliquant le plan prévu à l’avance, accepta et Nasser refusa. Les troupes britanniques et françaises purent alors débarquer sous prétexte de s’interposer, mais en fait pour occuper la zone du canal.

Nasser cependant, bien loin d’être déconsidéré par cette première défaite, en sortit grandi. C’est à ce moment que s’affirma avec éclat l’opposition des États-Unis à toute l’opération, à laquelle ils n’avaient pas été associés. Les dirigeants français avaient présomptueusement affirmé que les USA seraient bien obligés de se ranger à leurs côtés pour que la libre circulation maritime soit garantie dans le canal. Le secrétaire d’État américain Foster Dulles avait pourtant signifié à Eden qu’il « refusait d’identifier la politique américaine à la défense des intérêts des anciennes grandes puissances coloniales ». Lorsque le débarquement devint imminent, les USA firent voter à l’ONU une résolution appelant à un cessez-le-feu immédiat et au déploiement d’une force des Nations unies ne comprenant aucun contingent français ni britannique.

L’URSS, de son côté, menaça les belligérants d’utiliser « toutes les formes modernes d’armes de destruction s’il n’était pas mis fin à l’expédition ». Ce chantage à la guerre atomique était un bluff, mais en même temps c’était l’occasion pour les dirigeants soviétiques de s’affirmer comme les défenseurs de l’indépendance de l’Égypte… au moment même où, à Budapest, les troupes russes écrasaient dans le sang l’insurrection ouvrière.

Devant l’attitude des États-Unis et de l’URSS, les troupes israéliennes durent se replier. Un corps expéditionnaire franco-britannique débarqua quand même à Port-Saïd et s’y heurta à la résistance de milices populaires levées à la hâte par le régime nassérien. Les troupes franco-britanniques du­rent rembarquer piteusement quelque temps plus tard, non sans avoir fait au moins un millier de morts égyptiens.

L’opération se soldait par un triomphe pour Nasser, qui allait faire de lui pour des années le héros du panarabisme et le symbole de la lutte des pays du tiers-monde. En même temps les États-Unis signifiaient à la France et à la Grande-Bretagne qu’elles devaient en finir avec les expéditions coloniales : désormais, ce serait les USA qui s’en chargeraient, en tout cas au Moyen-Orient. Mais dans l’immédiat, ils devraient s’accommoder de la vague de revendications d’indépendance qui traversaient les pays du tiers-monde, encouragés par le succès de Nasser et pouvant tirer parti de l’opposition entre les deux blocs.

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