États-Unis, novembre 1935, la création du CIO : montée ouvrière et calculs syndicaux11/11/20152015Journal/medias/journalnumero/images/2015/11/2467.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

il y a 80 ans

États-Unis, novembre 1935, la création du CIO : montée ouvrière et calculs syndicaux

Le 9 novembre 1935 aux États-Unis, à l’initiative de John Lewis, le président du syndicat des mineurs, naissait le CIO, le Congrès des organisations de l’industrie (Congress of industrial organisations). Il s’agissait, en marge de la vieille confédération syndicale américaine AFL, d’organiser les ouvriers sur leur lieu de travail sans tenir compte de leur appartenance à tel ou tel métier.

Dépasser le corporatisme de l’AFL était un énorme pas en avant pour la classe ouvrière américaine. Néanmoins, la création du CIO était bien en deçà des possibilités ouvertes par les luttes des travailleurs américains. En effet, de la part de ses instigateurs, il s’agissait de capter et de contenir dans les limites d’un nouvel appareil syndical l’explosion de combativité ouvrière qui se manifestait à travers tout le pays et qui représentait un risque majeur pour la domination du capital aux USA.

L’effondrement de la Bourse de New York en 1929 avait ouvert une gigantesque crise. Au plus fort de celle-ci, en 1933, la production industrielle des États-Unis avait chuté de 50 % et 15 millions de salariés étaient sans emploi, soit entre le quart et le tiers de l’ensemble des travailleurs. Mais très vite le désespoir allait céder la place à la mobilisation et la combativité.

La classe ouvrière entre en mouvement

Dès 1931 partout dans le pays, la plupart du temps spontanément, des groupes de travailleurs, de chômeurs, d’habitants des quartiers populaires s’organisèrent, manifestèrent pour faire valoir leur droit à la vie. Assez souvent ils n’hésitèrent pas à répondre par la force à la volonté répressive des autorités. C’est dans ce contexte que Roosevelt, le candidat démocrate, fut élu en novembre 1932 et mit en œuvre sa politique, le New Deal (nouvelle donne). Le but était de stabiliser le système capitaliste en crise et en même temps de contenir la contestation populaire qui montait de toutes parts.

L’année 1934 allait montrer la profondeur de la révolte ouvrière. En mai, à Minneapolis, la grève des travailleurs du transport, dirigée par un comité de grève animé par des militants trotskystes, déboucha sur un mouvement général qui rassembla toute la population ouvrière de la ville. Sous la direction du comité de grève, les travailleurs armés de matraques mirent en déroute les forces coalisées de la police et de nombreuses milices. La grève fut victorieuse. Au même moment, la grève des dockers et gens de mer, sous la direction du Parti communiste, gagnait toute la côte ouest des États-Unis et se transformait en grève générale à San Francisco. La plus grande grève de 1934 fut, à l’automne, celle des ouvrières et ouvriers du textile. D’une grève locale, elle devint régionale et, malgré la mort de 17 ouvriers victimes de la répression, elle se transforma en grève générale du textile sur toute la côte est des États-Unis, du sud jusqu’au nord, regroupant plus de 400 000 travailleurs en lutte.

On assistait à une formidable montée des luttes ouvrières qui prenaient des formes radicales, les travailleurs s’organisant eux-mêmes, prêts à utiliser leur force – y compris en résistant aux assauts de la police, de l’armée et des milices patronales –, brisant les divisions traditionnelles et mettant parfois sur pied des directions démocratiques et combattantes. Ce mouvement était potentiellement révolutionnaire. La victoire du prolétariat russe avait eu lieu moins de vingt ans auparavant, et il existait au sein de la classe ouvrière américaine des militants révolutionnaires de la génération d’avant-guerre, des syndicalistes ou des socialistes révolutionnaires qui pouvaient aider la classe ouvrière à donner une expression politique et une direction à sa révolte.

Les bureaucrates canalisent la montée ouvrière

La création du CIO visait en fait à canaliser la montée ouvrière pour l’empêcher de prendre un tour politique, voire révolutionnaire. Elle tirait parti des possibilités légales nouvelles que la présidence Roosevelt avait ouvertes pour la création de syndicats. Dans leurs luttes, les ouvriers se rassemblaient sans tenir compte de leur métier ni de leur race, Blancs et Noirs réunis. Le CIO leur proposait de ratifier cet état de fait au sein d’une nouvelle structure syndicale. Son créateur, John Lewis, était un bureaucrate aussi anticommuniste que les autres, mais il avait senti et compris ce qui se passait.

Son initiative correspondait tellement bien à la réalité de la mobilisation ouvrière qu’elle eut un énorme succès. En peu de temps, des millions d’ouvriers rejoignirent le CIO. Il y avait cependant un énorme malentendu. En imposant ce nouveau syndicat comme leur représentant face aux patrons, ces millions de travailleurs exprimaient aussi leur volonté de changer fondamentalement leur vie. Mais la direction du syndicat ne visait pas à permettre à la montée ouvrière d’aller jusqu’au bout de ses possibilités. Elle voulait au contraire l’en empêcher.

John Lewis ou les frères Reuther dans l’automobile, avec l’UAW, acceptèrent la collaboration du Parti communiste et de ses militants ouvriers expérimentés et disposant d’un crédit certain. En 1935 l’Internationale communiste stalinienne avait demandé à tous les partis de se rallier à la défense de la démocratie bourgeoise. En France, le Parti communiste se fit le chantre de la défense nationale, remisa le drapeau rouge pour brandir le tricolore et surtout usa de son crédit pour contenir la grève générale de juin 1936. De la même façon, le Parti communiste américain encensa Roosevelt et présenta le chef du gouvernement du grand capital comme un défenseur des travailleurs.

Le CIO avait besoin de cette caution du Parti communiste stalinien, car il y eut toute une série de grèves avec occupation, avec la participation de dizaines de milliers d’ouvriers décidés à défier le grand patronat de l’automobile ou de l’acier, prêts à en découdre avec la police, les milices patronales ou la Garde nationale. Lewis condamna ces occupations d’usines, mais accepta de les accompagner pour mieux les mener sur une voie de garage. Il déclara aux patrons que le meilleur moyen de les empêcher était de négocier avec le CIO.

Des aspirations avortées

Il y avait alors au sein de la classe ouvrière américaine une puissante aspiration à un changement radical. Conscients des méfaits du capitalisme, des millions de travailleurs aspiraient confusément à avoir leurs propres représentants politiques et à mettre fin à ce système failli. La situation appelait la fondation d’un parti ouvrier de masse, qui jusque-là n’avait jamais existé aux États-Unis et qui aurait permis de donner une voix, une direction et une politique à ces millions de travailleurs en lutte. Cette aspiration était si forte que Lewis et le CIO se sentirent obligés d’y répondre en créant la Ligue ouvrière non-partisane. Mais ce pseudo-parti ouvrier se refusa à présenter ses propres candidats aux élections et appela à voter Roosevelt, comme le PC et le PS.

Le CIO regroupa six millions d’adhérents à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. C’était le reflet des années de mobilisation ouvrière que les États-Unis venaient de vivre. Mais, en même temps, le CIO avait été l’appareil empêchant que cette montée ouvrière ne prenne un caractère révolutionnaire. En 1941, il soutint l’entrée des USA dans la guerre impérialiste. Et finalement, en 1955, il rentra au bercail et rejoignit la maison mère qui devint l’AFL-CIO.

Le prolétariat américain avait montré sa capacité de combat et mené des luttes impressionnantes, mais en l’absence d’une véritable direction politique les luttes étaient restées dans le cadre syndical, évitant au capitalisme américain ce qui aurait pu être le prélude d’une révolution.

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