Turquie : l’attentat d’Ankara accuse le pouvoir21/10/20152015Journal/medias/journalnumero/images/2015/10/2464.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Turquie : l’attentat d’Ankara accuse le pouvoir

L’attentat du 10 octobre devant la gare centrale d’Ankara aurait fait selon le bilan officiel 99 morts, mais le chiffre de 128 morts a été avancé par une association de médecins. Il s’y ajoute plus de 400 blessés, dont certains très gravement. Les deux kamikazes qui se sont fait exploser, au milieu de la foule très dense de manifestants rassemblée à cet endroit, ont fait un véritable massacre.

L’attitude de la police a sans doute encore alourdi le bilan, celle-ci ayant chargé pour dégager la place juste après l’attentat, en lançant des grenades lacrymogènes et en bloquant les secours pendant de longues minutes, pendant que des blessés agonisaient, allongés sur le sol. Mais cela n’est pas pour surprendre de la part de la police turque, dont l’attitude confine à la complicité avec les attaquants dès lors que les cibles sont des manifestants de gauche ou sympathisants de la cause kurde.

Une même cible, d’un attentat à l’autre

La manifestation du 10 octobre avait en effet lieu à l’appel de syndicats, d’ONG, d’organisations de gauche ou d’extrême gauche et du parti HDP, parti prokurde dont le président turc Erdogan a juré la perte depuis que son résultat aux élections du 7 juin a empêché son propre parti, l’AKP, d’obtenir la majorité absolue. Il ne s’agissait pas d’une manifestation pacifiste, comme l’ont présentée les médias occidentaux, mais d’une manifestation contre la guerre que le gouvernement d’Erdogan, depuis trois mois, a rallumée contre les autonomistes kurdes du PKK. Pour cette manifestation, organisée à l’échelle nationale, des cars avaient été affrétés de toute la Turquie pour rassembler les participants dans la capitale.

Il s’agissait donc de frapper des manifestants de gauche et des manifestants prokurdes, exactement comme lors des deux attentats précédents, commis à Diyarbakir le 5 juin et le 20 juillet à Suruç, une ville proche de la frontière syrienne où s’étaient rassemblés des jeunes de gauche ou d’extrême gauche. Eux aussi étaient venus de toute la Turquie pour aider symboliquement à la reconstruction de Kobané, cette ville kurde syrienne toute proche attaquée en septembre 2014 par les troupes de l’organisation État islamique (EI, ou Daesh, selon l’acronyme arabe). La méthode est aussi la même : l’attentat de Suruç a été attribué à un kamikaze turc, qui aurait été utilisé par l’EI et qui, en se faisant sauter, a fait 32 morts parmi les jeunes rassemblés.

Après l’attentat d’Ankara, le pouvoir turc comme à son habitude a accusé les « terroristes » en général, terme derrière lequel il met aussi bien l’EI que la guérilla prokurde du PKK ou des organisations d’extrême gauche, comme si ces dernières auraient pu avoir un quelconque intérêt à frapper une manifestation de leurs propres sympathisants ! Puis il a dû admettre que l’attentat était encore une fois à attribuer à des membres de l’État islamique. Mais cela le met en accusation lui-même.

L’État turc complice de Daesh

L’organisation État islamique a en effet été largement aidée par le pouvoir turc, qui lui a fourni des armes, des camps pour s’entraîner en Turquie, et toutes les facilités pour passer la frontière syrienne pour aller combattre le pouvoir de Bachar al-Assad qu’Erdogan et ses alliés saoudiens auraient bien voulu abattre pour le remplacer par un régime allié. Et, bien qu’aujourd’hui la Turquie ait rejoint officiellement la coalition anti-Daesh, elle continue de jouer double jeu.

Les combattants de Daesh trouvent en Turquie une base arrière où se reposer et se soigner, avec la complicité des autorités. Cela fonde la conviction de beaucoup, au sein de la gauche et de l’extrême gauche, que les services turcs, si même ils n’en étaient pas directement complices, étaient probablement au courant de la préparation de ces attentats. De ce fait, si la police avait voulu les prévenir, elle en aurait eu les moyens. Ce type de complicité, ces manipulations et ces agissements louches sont une longue tradition de l’État en Turquie, au point que l’on parle souvent de « l’État profond » pour désigner ces services secrets actifs au sein de l’armée et de la police, proches de l’extrême droite et des mafias, et capables de tout.

À quel niveau cette complicité s’est-elle exercée pour les attentats de Diyarbakir, de Suruç et d’Ankara ? On ne le saura sans doute jamais. Toujours est-il que l’attentat de Suruç, en juillet, a servi de prétexte à Erdogan pour déclencher une nouvelle guerre contre les « terroristes », qui n’a pas visé son probable responsable, Daesh, mais le PKK, mettant fin à une trêve des combats qui durait depuis deux ans. Et depuis, par toutes ses actions, le pouvoir d’Erdogan alimente dans le pays un véritable climat de guerre civile, visant non pas Daesh, mais tous ceux qui pourraient sympathiser avec la cause kurde. Il se sert des attentats pour désigner tous ses opposants comme des suspects de terrorisme et des traîtres à la patrie turque, intéressés à semer le désordre.

La vraie raison est que le clan d’Erdogan a peur, et joue le tout pour le tout pour rester au pouvoir. Après des années de stabilité, la crise économique atteint la Turquie et attise le mécontentement social, comme l’ont montré les grèves du printemps. En Syrie, la stratégie d’Erdogan n’a fait que contribuer au chaos, tandis que les affaires de corruption le poursuivent. Les élections du 7 juin ont montré que tout cela réduit le consensus dont bénéficiait jusqu’à présent l’AKP. En réponse, Erdogan a choisi une véritable stratégie de la tension, désignant les Kurdes comme l’ennemi à abattre et cherchant à attiser le nationalisme turc avant les nouvelles élections prévues pour le 1er° novembre. Pour les gagner, Erdogan fait feu de tout bois, recourt à tous les moyens et mobilise tous les soutiens, jusque dans les milieux mafieux.

Dès la nouvelle de l’attentat connue, de nombreuses manifestations ont eu lieu dans le pays, souvent aux cris de « Erdogan assassin ». Celui-ci a attendu plusieurs jours pour venir sur le lieu de l’attentat déposer un bouquet et feindre l’émotion, ayant fini par estimer que s’en abstenir aurait été avouer qu’il n’était pas mécontent de cette tragédie et que cela pouvait le desservir sur le plan électoral. Il n’est pas sûr que ces quelques fleurs suffisent à faire illusion.

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