Il y a 50 ans - Juin 1962 en Union soviétique : La révolte des ouvriers de Novotcherkassk07/06/20122012Journal/medias/journalnumero/images/2012/06/une2288.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Divers

Il y a 50 ans - Juin 1962 en Union soviétique : La révolte des ouvriers de Novotcherkassk

Le 1er juin 1962, une forte augmentation des prix de l'alimentation était annoncée pour toute l'Union soviétique : 19 à 34 % sur la viande, 25 % sur les produits laitiers et les oeufs. Le mécontentement provoqué par ces hausses prit un tour explosif à Novotcherkassk, ville industrielle du sud de la Russie.

Le Kremlin ne parlait que de hausses provisoires, mais cherchait par tous les moyens à faire rentrer de l'argent dans les caisses. Khrouchtchev et les autres dirigeants de l'époque avaient songé à relever aussi le prix du tabac et de la vodka, avant d'y renoncer, de crainte d'ajouter à une contestation diffuse dont la police politique, le KGB, venait de donner la mesure en haut lieu. Pour le seul début de 1962, le KGB disait avoir saisi trois fois plus de tracts hostiles à Khrouchtchev que durant toute l'année 1961 et avoir démantelé un nombre accru de petits groupes contestant le régime.

SOUS LA CHAPE DE LA DICTATURE, LE MÉCONTENTEMENT

Le KGB avait-il gonflé son bilan pour se faire valoir ? En tout cas, malgré la dictature étouffant toute forme d'expression indépendante, des tracts dénonçant les hausses de prix avaient surgi à Moscou, à Tchéliabinsk, ville industrielle de l'Oural, à Khabarovsk, sur la frontière chinoise. À Léningrad, Tambov, Magnitogorsk, Donetsk, des appels à la grève étaient même apparus sur les murs. À Novotcherkassk, la réaction ouvrière prit un caractère de contestation politique massive et le régime répliqua par une répression féroce.

PRIX EN HAUSSE, SALAIRES EN BAISSE

Dans la principale usine de la ville, NEVZ (construction de locomotives électriques), la direction était en train de réduire d'un tiers la paie des 14 000 travailleurs quand ces hausses de prix entrèrent en vigueur. Pour les ouvriers, dont beaucoup n'avaient pu se loger que dans le privé et qui, les étals des magasins d'État étant vides, n'avaient pas les moyens d'acheter à prix libres au marché kolkhozien, la coupe était pleine. Pas question de prendre le travail.

Le directeur et le chef du parti de l'usine vinrent les sermonner. Sans autre résultat que d'attiser leur colère, quand le directeur déclara que, s'ils ne pouvaient s'offrir de la viande, ils n'avaient qu'à « manger des pâtés d'abats ».

« De la viande, du beurre, la hausse des salaires », « On veut des logements » ou « Khrouchtchev à la casserole ! » répliquèrent les ouvriers sur des pancartes au fur et à mesure que les ateliers cessaient le travail.

Des grévistes partirent faire le tour des usines de la ville pour qu'elles se joignent au mouvement. D'autres bloquèrent la voie ferrée, actionnant le signal de détresse du train Saratov-Rostov dans l'espoir d'alerter les villes voisines. Dans l'après-midi, des milliers de grévistes s'en allèrent débusquer les responsables de l'administration dans leurs locaux, les forçant à dire « comment on peut vivre avec des salaires abaissés et des prix augmentés », tandis que des orateurs dénonçaient la misère à laquelle les autorités contraignaient les travailleurs.

La foule ouvrière balaya les forces de police envoyées « libérer » NEVZ et, après avoir décidé de manifester en ville le lendemain, elle fit un feu de joie avec des portraits de Khrouchtchev.

Le soir, des automitrailleuses étant venues « délivrer » les dirigeants de l'usine, les grévistes bloquèrent les portes et érigèrent une barricade sans que les soldats, éprouvant une sympathie visible pour le mouvement, s'opposent à eux.

Les autorités ayant alerté le Kremlin, Khrouchtchev dépêcha sur place deux membres du Présidium (le Bureau politique), dont Mikoyan. Durant la nuit, des tanks entrèrent en ville tandis que le KGB arrêtait certains meneurs ouvriers.

« PLACE À LA CLASSE OUVRIÈRE ! »

Le lendemain, 10 000 travailleurs gagnèrent le centre-ville, derrière des portraits de Lénine et des banderoles réclamant plus de justice sociale. Trouvant des tanks sur leur chemin, ils scandaient : « Place à la classe ouvrière ! » Les tankistes les laissèrent passer. Même chose de la part des soldats chargés de protéger le siège de l'administration, d'où Mikoyan et ses comparses venaient de fuir. Découvrant sur place que « ses » dirigeants s'apprêtaient à faire bombance de mets dont les travailleurs n'avaient même plus idée, la foule dévasta l'immeuble.

Une délégation de neuf ouvriers se rendit alors au siège du parti et demanda que l'armée évacue la ville, puis s'en alla rencontrer Mikoyan dans l'enceinte militaire où il s'était réfugié. Il promit de faire revoir les normes de salaire, mais déclara ne rien pouvoir faire pour les prix. Le chef de la délégation, l'ouvrier Mokrooussov, menaça : « Nous sommes la classe ouvrière, nous sommes nombreux. »

Des manifestants ayant attaqué un poste de la milice pour libérer leurs camarades arrêtés, les miliciens tuèrent un manifestant.

Peu après, c'est devant le Comité de ville où se pressait une foule compacte que la troupe tira. Pour empêcher que troupe et grévistes fraternisent, les autorités avaient remplacé les conscrits slaves par des soldats caucasiens, dont le russe n'était pas la langue et qui pouvaient plus difficilement se sentir proches de la population locale. Il y eut une cinquantaine de morts et des centaines de blessés. Selon un témoin, « la place était couverte de sang, sur lequel ressortaient les casquettes blanches des enfants écrasées dans une boue sanglante ».

La nouvelle du massacre eut un effet immédiat : les usines qui n'étaient pas encore en grève cessèrent le travail, des dizaines de milliers d'ouvriers envahissant les alentours du Comité de ville.

Le KGB, qui avait photographié des milliers de manifestants, arrêta des centaines de personnes durant la nuit. Le mouvement était décapité. Instaurant le couvre-feu, le régime coupa la ville de tout contact avec l'extérieur après le 3 juin, mais améliora son approvisionnement.

C'était, dit-on en russe, « le pain d'épice et le knout ». Mais entre la carotte et le bâton, c'est de ce dernier que les autorités se servirent le plus. Elles voulaient briser dans l'oeuf toute velléité de réaction de la classe ouvrière. Six ans après, le souvenir de la révolution ouvrière de 1956 en Hongrie était encore vif et cuisant pour la bureaucratie russe. Et Mikoyan, qui avait alors été envoyé à Budapest, savait d'expérience quelle formidable force de déstabilisation pour le régime pouvait receler une mobilisation ouvrière. D'ailleurs, de peur que les ouvriers de Novotcherkassk n'aient envoyé des agitateurs dans d'autres centres industriels, le Kremlin se hâta d'envoyer des émissaires dans des régions telles que le Donbass, pour y organiser un contre-feu.

En août, le pouvoir organisa une parodie de procès contre quatorze ouvriers de Novotcherkassk. Traités de « bandits et de provocateurs », sept furent condamnés à mort, les autres écopant de lourdes peines de prison. Il y eut encore des centaines d'arrestations, d'autres procès et condamnations à huis clos en septembre et en octobre. Et la chape de plomb de la censure s'abattit sur cette tuerie, dont presque personne n'entendit parler en Union soviétique, et encore moins au dehors.

EN MÉMOIRE DES COMBATTANTS OUVRIERS

Un des premiers grévistes, l'ajusteur Piotr Siouda, fut arrêté le 2 juin et condamné à douze ans de prison. Il était le fils d'un vieux-bolchevik que Staline avait fait mourir en prison et sa mère avait passé sept ans en camp comme femme d'un « ennemi du peuple ». À sa sortie de prison, Siouda, qui se disait « bolchevik sans parti », s'employa à faire connaître ce qu'il appelait « un des crimes les plus sanglants du parti et de l'État contre Octobre et le bolchevisme-léninisme ».

En 1987, il présenta une demande de réhabilitation des victimes de Novotcherkassk. Malgré la promesse de Gorbatchev de faire la transparence sur les pages sombres du régime, sa demande resta sans réponse. Mais, ayant imprudemment fait savoir qu'il avait découvert où on avait clandestinement enterré les victimes du massacre, Siouda fut frappé à mort en pleine rue, dans la nuit du 5 mai 1990, par des « inconnus » qui lui volèrent des documents qu'il avait recueillis sur ces événements. D'évidence, les héritiers de Staline ne tenaient pas à ce qu'il puisse être dit que, en URSS, la classe ouvrière avait relevé la tête face à la bureaucratie.

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