1919-1920 : Les « deux années rouges » de l'Italie05/05/20102010Journal/medias/journalnumero/images/2010/05/une2179.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

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1919-1920 : Les « deux années rouges » de l'Italie

Durant les deux années 1919 et 1920, restées dans l'histoire de l'Italie comme le Biennio rosso (les deux années rouges), le pays fut secoué par une véritable crise révolutionnaire. Comme dans un grand nombre de pays d'Europe et du monde, la fin de la Première Guerre mondiale et l'exemple de la révolution russe de 1917 incitaient la classe ouvrière à passer à l'offensive contre la bourgeoisie.

La guerre avait coûté très cher aux classes populaires. 670 000 soldats étaient morts et 500 000 restaient mutilés. L'appauvrissement était général. En 1918, la production était tombée à 73 % de son niveau de 1913. L'essor de l'industrie, auparavant alimentée par les commandes de guerre, s'était arrêté faute de débouchés. Les soldats rentrant du front se retrouvaient brutalement confrontés au chômage. La valeur de la monnaie, la lire, chutait, provoquant la ruine des travailleurs, mais aussi des artisans et des commerçants. Les prix grimpaient, passant de l'indice 100 en 1913 à l'indice 576 à la fin de 1919. En cette même année, les salaires n'atteignaient que l'indice 249,7. La guerre était finie, mais les classes populaires sombraient dans la misère.

UNE SITUATION REVOLUTIONNAIRE...

Mais celles-ci n'étaient pas prêtes à accepter sans rien dire les sacrifices. Et dès 1918 le pays connut une agitation sociale qui ne cessa ensuite de s'amplifier.

Celle-ci toucha en particulier les campagnes. Les soldats démobilisés, ouvriers agricoles ou paysans pauvres, se mirent à leur retour du front à occuper les terres des grandes propriétés, les latifundia, nombreuses en Italie. Le gouvernement avait promis un partage des terres, mais les paysans pauvres ne comptaient pas sur ses promesses. Commencées en août 1919 dans la campagne romaine, les occupations de terres continuèrent jusqu'à l'été 1920, notamment en Sicile. Par leur lutte, les paysans réussirent à faire reculer les propriétaires et le gouvernement : à condition d'être organisés en coopératives, les paysans obtinrent le droit de rester quatre ans sur les terres spontanément occupées (décret Visochi du 2 septembre 1919). Les ouvriers agricoles, quant à eux, s'appuyèrent sur les municipalités dirigées par les socialistes. Ils s'organisèrent en syndicats, dans des « ligues » qui, tout comme pour les ouvriers d'industrie, imposèrent des contrats collectifs.

Dans le même temps, partout dans le pays, on assistait à des émeutes contre la vie chère. À partir du mois de juin 1919, des foules exaspérées prirent d'assaut les magasins, d'abord en Romagne, puis en Ligurie, en Toscane, en Émilie, dans toute la Péninsule. Les affrontements avec la police ou la troupe furent nombreux et violents, mais les soldats fraternisèrent aussi parfois avec les travailleurs.

Cette agitation dura des mois. Il ne s'agissait pas de simples coups de colère sans lendemain. Les marchandises étaient parfois simplement pillées, mais la population les réquisitionnait également pour les porter ensuite à la Bourse du travail de la ville. Dans des centaines de villes naissaient des comités chargés des réquisitions ou du ravitaillement. Des groupes de travailleurs vérifiaient que soient respectées les réductions de prix qu'ils avaient imposées.

Parallèlement, les grèves succédaient aux grèves : il y en eut 1 663 en 1919, 1 881 en 1920. Dans de nombreuses régions, les travailleurs arrachèrent des augmentations de salaire. Ils obtinrent aussi la limitation de la journée de travail à huit heures, la généralisation des contrats collectifs.

Les grèves devinrent presque insurrectionnelles. Ainsi le 11 juin 1919, à La Spezia, les ouvriers en grève s'affrontèrent à des carabiniers qui ouvrirent le feu, tuant deux travailleurs et en blessant vingt-cinq. Le mouvement gagna ensuite Gênes, où 50 000 travailleurs descendirent dans la rue, puis Pise et Bologne. Le 7 juillet, la grève était générale à Naples. Puis elle gagna Tarente, au sud de la Péninsule. Le mouvement touchait toute l'Italie et la classe ouvrière semblait marcher vers le pouvoir.

Signe de cette effervescence, les travailleurs rejoignirent massivement les organisations ouvrières. Les effectifs de la CGL, la CGT italienne, qui étaient de 312 000 en 1914 et de 249 000 en 1918, grimpèrent à 1 160 000 en 1919, puis à 2 200 000. Les Bourses du travail constituaient de fait, dans les communes, une sorte de deuxième pouvoir local. Le Parti Socialiste Italien, lui, passa de 50 000 adhérents à 200 000.

Dans de nombreuses entreprises, on vit apparaître des conseils d'usine, témoignant du désir des travailleurs de suivre l'exemple des soviets, ces comités qu'avaient mis en place les travailleurs russes durant la révolution. « L'activité des Conseils et des Comités d'entreprise donna sa mesure pendant les grèves ; ces grèves perdirent leur caractère impulsif, fortuit, et devinrent l'expression de l'activité consciente des masses révolutionnaires. L'organisation technique des Conseils et des Comités d'entreprise, leur capacité d'action firent de tels progrès qu'il fut possible d'obtenir en cinq minutes que les seize mille ouvriers de chez Fiat, dispersés en quarante-deux ateliers, suspendent le travail », raconte Antonio Gramsci, qui allait être en 1921 un des fondateurs du Parti Communiste Italien.

Cette montée en puissance de la classe ouvrière se traduisit aussi sur le plan électoral. En novembre 1919, aux élections législatives, premières élections politiques au suffrage universel et à la proportionnelle, le Parti Socialiste Italien obtint 156 députés sur 508, avec 32 % des suffrages exprimés.

... SANS DIRECTION REVOLUTIONNAIRE

Les organisations ouvrières, devenues puissantes, semblaient près de défendre une politique révolutionnaire. Le Parti Socialiste Italien, qui avait été un des seuls à ne pas s'associer à la politique de guerre de son gouvernement, fut aussi un des premiers à adhérer, en mars 1919, à la Troisième Internationale fondée par les bolcheviks. Il n'en existait pas moins au sein du PSI une tendance réformiste, mais la direction du parti se disait en majorité « maximaliste », selon le terme en usage à l'époque. C'est-à-dire qu'elle tenait un langage révolutionnaire, parlant de la « destruction des organes de la domination bourgeoise », décrivant la période comme celle de la « dissolution et de l'écroulement de tout le système capitaliste ». Mais en fait il y avait un gouffre entre ces propos et l'attitude concrète de la direction socialiste. Le PSI ne faisait rien pour coordonner les luttes des travailleurs ni pour leur donner comme objectif la prise du pouvoir politique.

Seule une petite opposition, autour de dirigeants comme Gramsci ou Bordiga, était consciente des insuffisances de la direction socialiste. Bordiga, qui avec Gramsci allait fonder un peu plus tard le Parti Communiste, dénonçait le 2 mai 1920 dans son journal Il Soviet l'erreur « de poser la question du pouvoir dans l'usine avant de poser la question du pouvoir politique central », ajoutant : « Il est aussi du devoir des communistes d'utiliser la tendance du prolétariat à s'emparer du contrôle de la production, en l'orientant contre l'objectif central, le pouvoir d'État du capitalisme. »

Malheureusement, la classe ouvrière agissait sans plan d'ensemble, et donc sans que le problème de la prise du pouvoir puisse se poser concrètement. Le PSI ne donnait aucune directive, et cette absence de direction se fit cruellement sentir lors de la grève générale de septembre 1920.

Ce furent les patrons de la métallurgie qui provoquèrent l'affrontement, en décidant un lock-out général à la fin août 1920. En réponse, les travailleurs occupèrent les usines et se mirent à gérer eux-mêmes la production au moyen de Conseils d'usine élus. Cette fois la situation mettait directement face à face la bourgeoisie et la classe ouvrière, et réclamait une initiative politique. Celle-ci n'allait pas venir, la direction du Parti Socialiste et celle de la CGL se renvoyant la balle. Puis la CGL mit un terme au mouvement, sur la promesse d'une reconnaissance de principe du contrôle ouvrier, un projet qui ne rentra jamais en application. La désillusion commença à s'installer dans la classe ouvrière, qui comprit que son grand espoir avait été bradé par les réformistes de la CGL et du PSI.

La grève de septembre 1920 marqua un tournant. Dès lors le mouvement alla vers le reflux. Les travailleurs, dans leur offensive, n'avaient pu aller jusqu'à renverser le pouvoir de la bourgeoisie. Mais la bourgeoisie, de son côté, avait senti le vent du boulet. Après avoir durant deux ans vu son pouvoir vaciller et craint une révolution, elle était désormais décidée à reprendre toutes les concessions qu'elle avait dû faire face à la montée ouvrière. Plus encore, elle voulait en finir avec la menace constituée par cette classe ouvrière combative et consciente et par ses organisations.

C'est pourquoi, dès cette fin 1920, la grande bourgeoisie allait financer les bandes fascistes, ouvrant ainsi la voie à la prise du pouvoir par Mussolini deux ans plus tard. Comme allait le rappeler Trotsky dans un écrit de 1932 : « Le fascisme est issu directement du soulèvement du prolétariat italien trahi par les réformistes. [...] La dictature du prolétariat était une réalité, il fallait seulement l'organiser et en tirer toutes les conclusions. La social-démocratie prit peur et fit marche arrière. Après des efforts audacieux et héroïques, le prolétariat se retrouva dans le vide. L'effondrement du mouvement révolutionnaire fut la condition préalable la plus importante de la croissance du fascisme. En septembre, l'offensive révolutionnaire du prolétariat s'arrêtait ; dès novembre, se produisait la première attaque importante des fascistes. » Ce n'est pas la détermination qui a manqué aux travailleurs italiens au cours de ces « deux années rouges », mais avant tout une direction, un véritable parti ouvrier révolutionnaire.

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