Il y a 50 ans, en Afrique du Sud : 21 mars 1960, le massacre de Sharpeville17/03/20102010Journal/medias/journalnumero/images/2010/03/une2172.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Il y a 50 ans, en Afrique du Sud : 21 mars 1960, le massacre de Sharpeville

Le 21 mars 1960, dans le ghetto noir de Sharpeville, près de Johannesburg, la police tirait sur plusieurs milliers d'Africains qui manifestaient contre le système des « pass », ou passeports intérieurs, dont le port était devenu obligatoire pour tous les membres de la majorité noire.

La fusillade fit officiellement 69 morts et plus de 180 blessés, hommes, femmes et enfants, dont la majorité furent touchés dans le dos alors qu'ils s'enfuyaient devant les balles. Elle devait marquer un tournant important dans la lutte contre l'apartheid.

LE MIRAGE DE LA « DESOBEISSANCE CIVILE »

C'est au début du 20e siècle que les pass avaient été généralisés par l'administration coloniale anglaise, pour réguler les mouvements de la main-d'oeuvre noire en fonction des besoins des plantations et entreprises européennes. Puis, après la victoire électorale du Parti National en 1948 et l'introduction du système institutionnel de ségrégation raciale de l'apartheid, l'usage des pass avait été raffiné avec le racisme bureaucratique caractéristique du nouveau régime.

Après 1952, non seulement le pass devait contenir trace de tous les événements de la vie de celui qui le portait, y compris de la moindre infraction commise contre les lois racistes, mais il devait être visé régulièrement par l'employeur et par la police. Quiconque était pris en défaut s'exposait à des peines, dont la nature dépendait de l'humeur et du sadisme des policiers, et à une déportation assurée dans le homeland (ou « réserve ethnique ») auquel il était assigné.

En même temps qu'un symbole haï de l'apartheid, surtout après son extension aux femmes, le pass était devenu, au cours des années 1950, l'instrument principal de la menace que l'appareil d'État raciste de l'apartheid faisait peser sur l'ensemble de la population noire.

Pendant ces années, la principale organisation nationaliste, l'ANC (Congrès National Africain), ses organisations soeurs dans les minorités indienne, métis et européenne, ainsi que les militants du Parti Communiste illégal qui y étaient actifs, avaient prôné une stratégie non-violente empruntée à l'expérience du Parti du Congrès de Gandhi, en Inde. Pour les leaders nationalistes, cette stratégie visait à leur permettre de s'appuyer sur la mobilisation des masses pauvres, sans risquer de débordement qui aurait pu conduire à un affrontement avec les classes possédantes, dont ils ne voulaient pas.

Toute une série de campagnes avaient été ainsi organisées sous le signe de la « désobéissance civile », avec pour objectif de rendre les lois racistes de l'apartheid inopérantes. Au début, ces opérations avaient reçu l'adhésion enthousiaste de la population noire, ce qui avait permis à l'ANC et aux organisations qui lui étaient liées de gagner un soutien populaire important. Mais comme rien de tout cela ne semblait ébranler le régime, le mouvement avait fini par s'essouffler.

LA FIN D'UNE PERIODE

En 1959, dans un contexte de recul général, les rivalités entre dirigeants de l'ANC et les frustrations de certains de ses partisans avaient fini par donner lieu à une scission. Ainsi était né le PAC (Congrès Pan-Africain). Tout en s'adressant avec un langage apparemment radical (pour des « États-Unis d'Afrique ») à ceux des membres de l'ANC qui trouvaient la direction de celui-ci trop attentiste, le PAC n'en restait pas moins sur le terrain d'un nationalisme étroit, fortement marqué d'anticommunisme, et aussi partisan des méthodes de la désobéissance civile que l'ANC.

Déterminé à faire un coup d'éclat, le PAC passa seul à l'offensive le 21 mars 1960, reprenant à son compte la campagne de l'ANC contre le pass. Partout, la tactique devait être la même : les manifestants devaient se présenter simultanément sans leur pass à un poste de police et réclamer leur arrestation - le but étant de paralyser l'appareil répressif sous un raz de marée humain.

Des milliers de manifestants répondirent présents à Orlando et à Evaton, deux townships proches de Johannesburg, où les choses se passèrent pacifiquement. Le premier affrontement eut lieu à Langa, un township de la région du Cap, où la police ouvrit le feu, faisant trois victimes. Puis ce fut le tour de Sharpeville, où la manifestation tourna au bain de sang.

Ce massacre déclencha un vent de colère dans les townships. Un peu partout des émeutes éclatèrent. Mais les organisations nationalistes eurent tôt fait de les encadrer, rappelant qu'il ne s'agissait pas de sortir du cadre de la non-violence. Les deux figures les plus connues de l'ANC, le chef zoulou Albert Luthuli et le professeur ZK Matthews, déchirèrent leur pass lors d'une cérémonie publique, le 28 mars, tandis que la population noire était appelée à faire grève en restant chez elle, dans les townships.

Deux jours plus tard, le gouvernement du Parti National passait à l'offensive, décrétant l'état d'urgence. L'ANC, le PAC et diverses autres organisations opposées à l'apartheid étaient interdites - au titre de la « loi de suppression du communisme » - les contraignant ainsi à passer dans la clandestinité. On estime que 18 000 militants et sympathisants de ces organisations furent arrêtés à cette occasion. L'état d'urgence devait durer cinq mois et décimer les rangs des cadres tant nationalistes que syndicaux, dont beaucoup se virent réduits à l'emprisonnement ou à l'exil. Quant aux masses pauvres, privées de leaders et de perspectives, elles n'eurent plus qu'à enterrer leurs morts.

Dans les mois suivants, les dirigeants de l'ANC et du PAC devaient prendre un tournant à 180 degrés, passant du jour au lendemain de la stratégie de la non-violence à celle de la « lutte armée », avec la création de « branches militaires » dont les actions terroristes, plus ou moins symboliques, allaient être pendant la décennie suivante la principale forme d'intervention politique des nationalistes. À la non-violence, qui se servait des masses en les laissant désarmées face aux balles, faisait donc place la lutte armée qui en faisait des spectateurs passifs, voire des otages !

Il faudra attendre la renaissance du mouvement ouvrier noir, au début des années 1970, et surtout la mobilisation consécutive à l'explosion du township de Soweto, en 1976, pour que les masses pauvres prennent le devant de la scène, sans d'ailleurs que les nationalistes l'aient voulu, et qu'elles entreprennent leur longue marche pour mettre à bas le système de l'apartheid, finalement victorieuse.

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