Tribune de la minorité

Cancun : L'échec de qui, sur quoi ?

Echec à Cancun: la conférence ministérielle de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) qui s'est tenue dans cette ville s'est séparée, dimanche 14 septembre, sans que les 148 États représentés parviennent à un accord. Alors que jusqu'ici les différends opposaient plutôt les principales puissances entre elles, États-Unis et Europe notamment, la presse explique que cette fois le clivage se serait fait entre le "Nord" et le "Sud". Anti et pro-OMC semblent d'accord sur ce point: pour une fois, des pays pauvres auraient osé s'opposer aux puissances dominantes, jusqu'à faire échouer leurs projets de réglementations commerciales. Le Figaro titre: "Les pays du Sud haussent le ton"; l'ancien ministre socialiste Strauss-Kahn parle de "la prise de pouvoir des pays en développement à l'OMC"; les organisations non gouvernementales revendiquent "une victoire pour la société civile mondiale".

Les négociations concernaient principalement les règles du commerce des produits agricoles, et les désaccords ont porté sur l'abaissement des subventions et des tarifs douaniers... des pays les plus riches. L'agriculture des pays européens, des USA et du Japon, bénéficie en effet d'énormes subventions (leur total s'élèverait à un milliard de dollars par jour), qui lui assurent sa compétitivité sur le marché mondial. L'exportation de la production des pays pauvres est pénalisée d'autant. Un exemple typique est celui du coton, principale ressource de plusieurs pays d'Afrique de l'ouest, dont la surproduction américaine (quatre milliards de dollars de subventions annuelles) a fait s'effondrer les cours depuis la fin des années 1990. Résultat: alors que leur production de coton a aussi augmenté, les pays africains ont enregistré une perte de 200 millions de dollars par an.

Mais qui est libre-échangiste ?

C'est donc contre ce protectionnisme des pays les plus riches que s'est battu à Cancun le G21, la "coalition du Sud". Devant ses menaces de ne pas ratifier les accords, les USA et l'Union européenne ont proposé quelques baisses de leurs subventions, en échange d'une plus grande ouverture des marchés industriels. L'arrangement ayant été jugé insuffisant, les négociations ont tourné court. Un échec, certes, pour les négociateurs européens ou américains. Mais est-ce pour autant une victoire des pays pauvres contre la machine de guerre des grandes puissances, voire une victoire des adversaires du libre-échange, comme le sous-entendent certains commentateurs?

Il faut remarquer d'abord que, s'il y a eu lutte du Sud contre le Nord, elle ne s'est pas faite au nom de la lutte contre le libéralisme, mais au contraire, pour une libéralisation des échanges agricoles! Comme quoi le libre-échange est loin d'être la seule façon pour les puissances impérialistes de dominer la planète. Tout au plus l'habillement idéologique aujourd'hui de leur offensive tous azimuts, sous lequel d'ailleurs elles peuvent très bien cacher son contraire: un protectionnisme en leur faveur.

L'échec de Cancun, c'est-à-dire dans l'immédiat le maintien du statu quo, ne contrariera donc pas forcément beaucoup les politiques commerciales impérialistes. La situation actuelle n'est-elle pas justement ce dont se plaignent les pays du Sud, celle qui a permis leur invasion par le Nord? D'ailleurs les États-Unis, par exemple, privilégient depuis quelques années les accords bilatéraux, sans tout miser sur les résultats des grandes messes de l'OMC.

Le Sud ? Quel Sud ?

L'identification du G21 avec les pays pauvres est un raccourci. Ce groupe comprend en effet des pays africains parmi les plus pauvres, mais aussi des poids lourds de la production agricole comme le Brésil, l'Inde ou la Chine. Et l'allié du G21, le groupe de Cairns, rassemble des exportateurs majeurs de l'agroalimentaire comme l'Argentine, l'Afrique du Sud ou même le Canada. Enfin et surtout, les intérêts des États mêmes les plus pauvres ne sont pas ceux de leurs populations. Ce qui a motivé la mise en cause du protectionnisme américain ou européen, ce sont d'abord les intérêts de bourgeoisies... du Sud comme du Nord. Derrière les entreprises agroalimentaires des pays pauvres, en effet, on trouve souvent de grands groupes occidentaux. Pour reprendre l'exemple du coton, une des principales entreprises d'Afrique francophone est Dagris, héritière de la Compagnie française des textiles, dont 64% du capital est contrôlé par l'État français. Qui donc les représentants du Mali, du Burkina Faso, du Bénin et du Tchad ont-ils défendu réellement à Cancun: les paysans africains réduits à la misère ou un trust du textile qui les exploitent et en fait... plus français qu'africain ?

Les manifestations dans la ville mexicaine auront permis de dénoncer l'exploitation des peuples du Tiers-Monde. Le suicide d'un militant coréen a témoigné du désespoir dans lequel le système capitaliste enfonce des centaines de millions de paysans, sur une planète où le tiers de la population vit avec moins de deux dollars par jour. Mais on voit mal en quoi les masses pauvres, paysannes comme ouvrières, auraient remporté une victoire même indirecte à Cancun, où à aucun moment il n'a été question de leurs intérêts.

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