Lire : Le piège ethnique, de Benjamin Sehene24/09/19991999Journal/medias/journalnumero/images/1999/09/une-1628.gif.445x577_q85_box-0%2C13%2C166%2C228_crop_detail.jpg

Dans le monde

Lire : Le piège ethnique, de Benjamin Sehene

Benjamin Sehene, rwandais, fut contraint de quitter Kigali avec sa famille en 1964, à l'âge de quatre ans, à cause des premiers massacres anti-Tutsis. Issu d'un milieu favorisé (son père travaillait pour l'administration coloniale et son frère aîné pour l'ambassade des Etats-Unis), il a émigré d'abord en Ouganda puis au Canada et en France.

En avril 1994, au moment de l'assassinat du président rwandais Habyarimana qui marqua le début des massacres de Tutsis, il était à Paris et décida de rentrer au Rwanda, pour témoigner. Son livre se présente comme un récit de ses différents voyages au Rwanda et dans les pays voisins entre 1994 et 1997.

Il décrit l'horreur, trois mois après le début des massacres, les villages détruits et dépeuplés, les cadavres qui jonchent encore certaines rues, les nombreux charniers, les blessés entassés dans des hôpitaux de fortune. Il recueille les récits des survivants traumatisés. Bien qu'il soit tutsi et qu'il ait beaucoup de mal à faire parler des Hutus, il raconte comment il comprend qu'une partie de sa propre famille, hutue, a participé aux massacres pour sauver sa peau et comment les milices hutues ont systématiquement organisé les massacres en s'efforçant, par la violence et l'intimidation, d'impliquer toute la population.

Rentré au Rwanda en pleine guerre civile grâce à des connaissances familiales dans le milieu du FPR (Front. Patriotique Rwandais, l'armée composée de Tutsis émigrés en Ouganda qui tentait à ce moment-là de prendre le pouvoir au Rwanda), il raconte également qui sont ces soldats et les nouveaux dirigeants du pays; il décrit Kigali, d'abord vidée de ses habitants puis, quelques mois plus tard, envahie par des soldats, des rapatriés de la diaspora tutsie et des envoyés des ONG, qui font prospérer les bars, la prostitution et les trafics en tout genre.

Mais l'auteur ne s'arrête pas à une simple description. Il retrace l'histoire du Rwanda et explique comment les colonisateurs allemands puis belges ont créé cette opposition «ethnique» entre Tutsis et Hutus, qui n'étaient à l'origine que les différentes castes de la très ancienne monarchie rwandaise, dominée par l'aristocratie tutsie. Il dénonce le rôle des Européens dans l'établissement en 1962 (à l'indépendance) d'un régime raciste, violemment anti-Tutsis, provoquant la fuite d'un grand nombre d'entre eux dans les pays voisins.

Il analyse aussi le rôle de la France dans la région, son soutien au régime d'Habyarimana, son implication dans la formation et l'armement des milices hutues, et les buts de l'opération prétendument humanitaire « Turquoise» durant l'été 1994, qui permit aux cadres de l'ancien régime et aux responsables des massacres de prendre la fuite, emmenant avec eux une grande partie de la population hutue, pour se réfugier dans les « zones de sécurité » sous contrôle français.

Benjamin Sehene fait une âpre critique des intellectuels, politologues, journalistes français qui « ne virent pas ou ne voulurent pas voir un génocide exécuté par une armée et des milices équipées et entraînées par la France ». Et il dénonce avec amertume comment la «mission d'information » créée en mars 1998 par le gouvernement français fut une parodie d'enquête, la plupart du temps à huis clos, destinée à masquer les responsabilités françaises en Afrique.

On ne s'étonne donc pas quand il mentionne les déboires qu'il a rencontrés auprès de nombreux éditeurs...

La dénonciation est vigoureuse et le témoignage souvent révoltant, même si les réflexions de l'auteur sont parfois celles d'un fils de notable. Sur le plan politique, la «solution » qu'il préconise ne sort pas du cadre d'un pan-africanisme fondé sur le libéralisme économique, auquel il prête apparemment bien des vertus. Mais le seul fait qu'il se dresse avec force contre l'ethnisme, et contre les explications du massacre rwandais par les clichés tels que les prétendues « haines inter-ethniques ancestrales africaines » et contre tous ceux qui les véhiculent, rend la lecture de ce livre pleine d'intérêt.

Liliane CARRY

Le piège ethnique, Editions Dagorno, 222 pages, 90 F.

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