Russie : Et pourquoi pas virer le patron et faire tourner l'usine ?10/09/19991999Journal/medias/journalnumero/images/1999/09/une-1626.gif.445x577_q85_box-0%2C13%2C166%2C228_crop_detail.jpg

Dans le monde

Russie : Et pourquoi pas virer le patron et faire tourner l'usine ?

Située en Russie, dans le département de Léningrad, près de la frontière finlandaise, l'usine de cellulose-pâte à papier VTsBK a, une nouvelle fois, fait parler d'elle. Ou plutôt, ses ouvriers.

Le cas de VTsBK est pour le moins original : depuis deux ans ses ouvriers ont expulsé la direction " légale " et ont remis en route l'usine pour leur propre compte, après avoir déposé de nouveaux statuts, ceux d'une " entreprise du peuple ".

Pas vraiment prévue par ce qui sert de loi sur la propriété industrielle en Russie, cette situation n'a apparemment pas démonté certaines banques qui continuent de lui accorder des crédits de roulement. Mais l'entreprise reste en marge de la loi, et pas qu'un peu car, depuis 1998 " et jusqu'à maintenant, le collectif des travailleurs [...] s'oppose à ce que les propriétaires légaux du VTsBK y mettent les pieds ", rappelaient les Izvestia du 3 août dernier.

Fin 1997, comme bien d'autres, le VTsBK avait connu des difficultés dues à la crise d'une économie pillée par la bureaucratie et désorganisée par la disparition de l'URSS. La direction d'alors avait réussi à convaincre le " collectif " de chercher un repreneur privé. Cela tombait bien, elle en avait un dans sa manche et, en septembre 1997, le groupe britannique Nimmonor, après avoir promis monts et merveilles, acquit pour 32 millions de dollars la majorité des parts du combinat.

Les salaires n'étant toujours pas payés et Nimmonor s'apprêtant à des licenciements massifs, un comité de grève se forma qui décida, en février 1998, de prendre en main le combinat. Il en expulsa sans autre forme de procès les représentants du patron. Deux précautions valant mieux qu'une, le comité de grève forma des groupes de protection pour prévenir tout retour des propriétaires. Et la production reprit. " Vous voyez comment c'était avant dans les kolkhozes, eh bien, ça fonctionne comme cela chez nous maintenant " : c'est ainsi que des ouvriers du VTsBK ont décrit leur entreprise au reporter du journal déjà cité.

Nimmonor ne resta bien sûr pas les bras croisés. Il fit appel aux juges et autorités locales mais, selon la presse, " ceux-ci ne purent résoudre la situation ". En fait, la mobilisation ouvrière et la sympathie de la population pour les travailleurs du combinat les rendaient prudents. Mieux valait un combinat hors la loi que des centaines, voire des milliers de licenciements risquant de mettre le feu aux poudres.

La presse nationale, tel le quotidien des milieux d'affaires Kommersant du politicien mafieux Berezovski, se déchaîna contre " la nationalisation du combinat " et le " retour de la loi rouge ". Mais, après un an et demi, Nimmonor décida de passer la main, ayant trouvé une société pour lui racheter ses actions.

Les autorités espéraient que cela conviendrait aux travailleurs. Des syndicats et partis, qui les avaient plus ou moins soutenus jusqu'alors, insistèrent sur le caractère, russe cette fois, du nouveau patron, sur le retour de l'entreprise dans le giron national. Des dirigeants du KPRF (le parti communiste, qui domine la Douma) présentèrent notamment les choses comme la solution enfin trouvée.

Mais le 9 juin dernier, quand un certain Sabadach fit savoir qu'il entendait occuper son fauteuil directorial et exhiba des jugements lui en reconnaissant le droit, les ouvriers l'empêchèrent d'entrer. Le 29 juillet, il revint à la charge, accompagné de camions d'OMON (CRS russes), de gardiens de prison musclés et de voyous. Les ouvriers présents actionnèrent la sirène de l'usine et, des cités voisines, accoururent trois cents travailleurs, d'autres partant couper la grande route Helsinki-Saint-Pétersbourg. La bagarre généralisée qui suivit fit des blessés de part et d'autre mais les ouvriers restèrent maîtres du terrain : le patron dut prendre ses cliques et ses... claques.

La télévision et les journaux couvrirent l'événement. Ils n'avaient jamais vu ça et ce qui dominait, c'était leur inquiétude : " S'il se faisait que la prise du VTsBK par les ouvriers se solde par un succès, commenta le principal quotidien russe, cela constituerait un précédent dangereux. Cela signifierait que, quand un patron ne plaît pas, on peut le mettre à la porte ".

Effectivement. Et dans ce pays où bien des gens et des travailleurs se souviennent qu'il y a peu encore il n'existait pas de patrons privés, ce risque (pour ces derniers) est surtout une chance pour tous ceux qui voient à quelle catastrophe le cours actuel a déjà mené le pays, son économie et sa population. Que les travailleurs fassent valoir leurs droits sur les entreprises, et plus largement sur toute la société, en en expulsant ces parasites, c'est même la seule voie de salut pour la population laborieuse russe.

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