Irlande : derrière l’émeute, la crise sociale29/11/20232023Journal/medias/journalnumero/images/2023/11/2887.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Irlande : derrière l’émeute, la crise sociale

Jeudi 23 novembre, une attaque au couteau à la sortie d’une école a servi de prétexte à des activistes d’extrême droite pour susciter une explosion de violence au centre-ville de Dublin, aux abords d’un quartier où vit une importante population immigrée.

Le point de départ de cette émeute a été l’agression de trois enfants et d’une salariée par un homme, sans doute d’origine algérienne. La police a fait savoir peu après son arrestation qu’il était naturalisé irlandais depuis vingt ans, et on sait aujourd’hui qu’il s’agit d’un déséquilibré. Mais la rumeur que l’assaillant était un migrant, véhiculée sur les réseaux sociaux par des militants d’extrême droite, a suffi pour faire converger vers le lieu du drame des centaines de jeunes enragés. Pendant plusieurs heures, drapeaux irlandais en main, ils ont provoqué les riverains, brûlé bus et trams, caillassé les policiers et incendié leurs voitures. Ce saccage s’est accompagné de slogans xénophobes : « ­Irish Lives Matter » (Les vies irlandaises comptent), « Ireland is full » (L’Irlande est pleine) ou « Get them out » (Qu’on les mette dehors).

Le calme n’est revenu que dans la soirée, après l’arrestation d’une trentaine d’émeutiers. Le chef de la police a dénoncé les agissements d’une « faction de hooligans complètement fous », et le Premier ministre Leo Varadkar a ajouté qu’ils faisaient « honte à Dublin, honte à l’Irlande ». Les plus hauts dirigeants de l’Union européenne – ceux-là mêmes qui font de la Méditerranée un cimetière pour migrants – n’ont pas été en reste en matière de paroles indignées. Pourtant, ils ont tous une lourde responsabilité dans les événements récents et dans l’évolution malsaine qu’ils reflètent.

La police irlandaise s’est montrée jusqu’à présent bien laxiste face aux exactions de l’extrême droite, qui pourtant se multiplient devant les lieux où sont hébergés les demandeurs d’asile : en mai dernier, des nervis ont même mis le feu à des tentes abritant des réfugiés. Quant au gouvernement de centre-droit, qui réunit les deux partis qui ont géré le pays en alternance depuis son indépendance en 1922, Fine Gael et Fianna Fail, il est dans la lignée de ses prédécesseurs, entièrement au service des riches. L’impôt sur les sociétés est si bas que l’Irlande a tout d’un paradis fiscal, notamment pour les géants d’Internet. Mais la hausse des prix sévit autant qu’au Royaume-Uni, accompagnée d’une crise du logement aiguë. Après la crise de 2008, l’État a cessé d’investir dans les logements sociaux : pour les travailleurs, prêts et loyers sont devenus hors de prix, et pas seulement dans la capitale. C’est pourquoi, malgré des avancées sociétales comme le mariage pour tous en 2015 et la reconnaissance du droit à l’avortement en 2021, la société irlandaise recule.

Le durcissement de la vie quotidienne a coïncidé avec une hausse relative du nombre de réfugiés : sur cinq millions d’habitants, un million sont nés à l’étranger. L’extrême droite tente d’en faire des boucs émissaires des difficultés, bien que les immigrés soient les « premiers de corvée » et que les réfugiés soient les plus mal logés de tous. Aussi, même si l’extrême droite n’a pas percé électoralement pour l’instant, l’approfondissement de la crise sociale pourrait lui apporter des votes, voire des troupes, y compris parmi les jeunes en colère des milieux populaires. Déclarant récemment qu’il était temps pour l’Irlande d’« arrêter l’afflux des réfugiés », Varadkar a d’ailleurs apporté de l’eau à son moulin.

Des commentateurs ont souligné que, sur les trois personnes ayant désarmé l’homme au couteau, il y avait un lycéen français et un livreur Deliveroo d’origine brésilienne. De quoi ridiculiser, en effet, les insanités sur une prétendue menace étrangère. D’autres ont rappelé que les Irlandais, chassés de leur pays par la faim et la pauvreté, ont longtemps été les « sales immigrés » par excellence, que ce soit en Grande-Bretagne, en Amérique du Nord ou en Australie. Mais les discours humanistes, antiracistes ne suffiront pas à stopper la poussée d’une extrême droite qui fait son miel de la dégradation des conditions de vie.

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