Tunisie : Après l'assassinat de Chokri Belaïd, face à la nouvelle dictature14/02/20132013Journal/medias/journalnumero/images/2013/02/une2324.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Tunisie : Après l'assassinat de Chokri Belaïd, face à la nouvelle dictature

L'assassinat de l'avocat Chokri Belaïd, le 6 février à la sortie de son domicile de Tunis, a précipité la crise politique en Tunisie. Il s'agissait évidemment de frapper une figure populaire de l'opposition à Ben Ali, puis au gouvernement dominé par le parti islamiste Ennahda. L'émotion s'est exprimée massivement, notamment de la part de ceux qui avaient participé aux manifestations ayant entraîné le départ du dictateur Ben Ali, à Tunis comme dans les villes des régions abandonnées du centre ouest, à Sidi Bouzid, à Kasserine, à Siliana. Le 8 février, l'enterrement a été suivi par plusieurs dizaines de milliers de manifestants. Ce jour-là, une grève générale avait été appelée par les partis d'opposition et la centrale syndicale UGTT. Et les transports, les boutiques, les taxis, étaient paralysés.

Ainsi s'exprimait la colère contre le gouvernement de la « troïka » mis en place après les élections d'octobre 2011 et composé du président Marzouki, du parti de droite CRP, du président de l'Assemblée nationale constituante Mustafa Ben Jaafar, du parti Ettakatol, qui se présente comme social-démocrate, et surtout de Ennahda, le parti des Frères musulmans représenté par le Premier ministre Jebali. En même temps s'exprimait la colère contre Ennahda, sa politique et son chef Ghannouchi, accusés d'avoir attisé la haine de leurs partisans contre des représentants de l'opposition de gauche, d'avoir fait circuler dans les prêches de certaines mosquées des listes noires de personnalités à abattre, comme Chokri Belaïd et d'autres, et de porter de ce fait la responsabilité du meurtre de celui-ci.

La police a été débordée par le nombre de manifestants mais n'a pas manqué d'utiliser lacrymogènes et matraques, comme chaque fois que des chômeurs, des grévistes ou des étudiants refusant de se soumettre aux diktats de groupes salafistes se sont fait entendre. Quant au Premier ministre Jebali, devant l'émotion suscitée, il s'est borné à proposer un gouvernement composé de « technocrates » se présentant sans étiquette politique, ce qui a été accepté par les deux autres membres de la « troïka », ainsi que par plusieurs partis de l'opposition.

C'est ainsi que le Parti unifié des patriotes démocrates, dont Chokri Belaïd était une figure dirigeante, a déclaré par la voix d'un de ses responsables que, même si la proposition de Jebali arrivait un peu tard, il la soutenait. Les partis d'opposition de gauche demandent tous, ou peu s'en faut, la formation d'un « gouvernement d'union nationale » ou d'un « congrès national qui combatte la violence pour préserver les intérêts supérieurs de la nation et du peuple ». Malheureusement, ils s'enfoncent ainsi dans un piège, et y enfoncent aussi la population travailleuse de Tunisie.

L'intérêt de l'immense majorité ne peut être satisfait par ces appels à un « gouvernement d'union nationale », incluant tous les partis laïques, de la gauche à la droite, car se définir comme opposants à Ennahda et aux salafistes ne signifie pas que l'on défend les intérêts des opprimés.

Ceux qui, dès fin décembre 2010, ont réclamé de Ben Ali qu'il « dégage », voulaient aussi le pain et la liberté pour la jeunesse sans travail, les travailleurs sous-payés, les familles réduites à des conditions de vie misérables. Mais, après le départ de Ben Ali, ils ne se sont vu offrir que le mirage d'une soi-disant « transition démocratique » visant à préserver l'essentiel des intérêts des couches dirigeantes et de l'impérialisme, et même l'essentiel de l'appareil d'État qui avait sévi sous la dictature de Ben Ali.

Depuis, aucun des nouveaux partis nés de cette « transition » n'a choisi d'exprimer clairement les intérêts de la classe ouvrière du pays, des travailleurs précaires du tourisme et du commerce, des pauvres des régions abandonnées, des jeunes sans perspectives. Le parti des Frères musulmans, présent partout, bénéficiant de multiples réseaux dispensant souvent aides et soutiens aux plus pauvres, aux moins éduqués, et de plus auréolé d'une image d'opposants à Ben Ali, a ainsi remporté facilement les suffrages avec son parti Ennahda.

À la place de la dictature de Ben Ali, c'est maintenant la dictature de ce parti islamiste qui est en train de se mettre en place. Cependant, en deux ans, la situation de la population pauvre ne s'est pas améliorée : la crise économique en Europe a affecté les exportations tunisiennes (80 % d'entre elles se font en direction de l'Union européenne) et l'industrie du tourisme. Le chômage, l'extrême précarité, les bas salaires continuent de sévir. Rares et inefficaces sont les mesures annoncées bruyamment par le gouvernement. Voilà à quoi se résume pour des millions de Tunisiens pauvres cette « transition démocratique » qui prend de plus en plus l'allure d'une dictature islamiste.

Tandis que sur fond de misère rampante, des voyous s'organisent et des armes circulent au marché noir, on a entendu le 8 février des manifestants totalement désorientés en appeler à l'armée, en scandant, à l'intention du général resté neutre dans les affrontements de janvier 2011, « Rachid Ammar, pourquoi nous as-tu abandonnés ? ».

Mais ni les islamistes au pouvoir, ni une fantomatique « union nationale », ni une armée, qui se tient en réserve pour qu'on continue à la considérer comme un recours possible, ne défendront les intérêts des opprimés tunisiens. Pour eux, il n'y a encore eu aucune révolution et celle-ci reste entièrement à faire.

Partager