1939-1942 : le camp des Milles : quand la IIIe République internait les opposants au régime nazi03/10/20122012Journal/medias/journalnumero/images/2012/10/une2305.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

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1939-1942 : le camp des Milles : quand la IIIe République internait les opposants au régime nazi

Le 12 septembre a été inauguré le Mémorial du camp des Milles, près d'Aix-en-Provence. Cette ancienne briqueterie, fermée en 1938, fut l'un des quelque deux cents camps de détention installés sur le territoire français durant la Seconde Guerre mondiale, et le seul à être conservé en l'état. En service de septembre 1939 à septembre 1942, ce fut d'abord un camp d'internement pour les étrangers « indésirables » -- pour la plupart des opposants au régime nazi obligés de fuir l'Allemagne -- puis un camp de transit, avant de servir de base de déportation vers les camps de concentration ou d'extermination nazis.

De septembre 1939 à avril 1940

En septembre 1939, c'est encore la IIIe République, avec sa devise de « Liberté, Égalité, Fraternité », qui est en place. Ce qui n'empêche pas le gouvernement Daladier, au moment de la déclaration de guerre à l'Allemagne, d'ouvrir des camps pour y interner, selon une circulaire du ministère de l'Intérieur, les « étrangers et les apatrides suspects, dangereux ou indésirables ». Et c'est ainsi, entre autres, que des Allemands, des Autrichiens et des Tchèques, qui pour la plupart avaient fui devant le régime nazi où leur opposition à la dictature équivalait à un arrêt de mort, se retrouvèrent enfermés sous le prétexte aberrant qu'ils risquaient d'appartenir à la cinquième colonne, c'est-à-dire aux éléments infiltrés par le service d'espionnage nazi ! En fait, selon l'écrivain Lion Feuchtwanger, qui relate les conditions de son internement au camp des Milles dans Le Diable en France, « les autorités compétentes savaient parfaitement que les espions et les saboteurs, les amis des nazis, les chefs de la cinquième colonne se trouvaient partout sauf parmi nous. On nous avait incarcérés dans le seul but d'impressionner la population. On voulait détourner l'attention des Français de ceux qui, en réalité, portaient la responsabilité des échecs et qui restaient intouchables. »

Beaucoup de détenus des Milles faisaient partie de l'intelligentsia allemande antinazie qui vivait dans le quart sud-est de la France : des écrivains, comme Lion Feuchtwanger, Manès Sperber ou Golo Mann, des peintres, tels Max Ernst ou Robert Liebknecht, le fils du révolutionnaire, des musiciens, etc. Mais il y avait aussi des ouvriers sarrois qui avaient pris le parti de la France lors du plébiscite sur le rattachement de la Sarre à l'Allemagne en 1935, ou des Juifs expulsés de plusieurs Länder allemands.

Les conditions d'existence étaient infectes. Rien n'avait été prévu, la saleté et la gabegie dominaient. Les détenus étaient entassés au premier étage de la briqueterie, chacun disposant d'un espace de 70 centimètres de large, dormant à même le sol dans la poussière et les débris de tuiles, avec juste un peu de paille pour les isoler de la saleté. Il n'y avait qu'un seul point d'eau potable pour une population qui allait dépasser les 3 000 personnes, la promiscuité et une hygiène déplorable amenant de nombreux cas de dysenterie. Les internés étaient de plus affectés à des tâches absurdes, même si elles n'étaient pas harassantes, telles que transporter des briques d'un endroit à un autre, pour les rapporter le lendemain à leur point de départ, dans le seul but de les occuper.

Du camp dit de transit (1940-1942)...

Le camp fut fermé en février 1940, une partie des 250 détenus étant libérés tandis que les autres étaient transférés dans un autre camp. Rouvert en mai, lors de l'invasion du pays par les troupes allemandes, il devint alors un camp de transit dans l'attente d'un « criblage » distinguant les ennemis des nazis, pour leur permettre d'obtenir des laissez-passer et des visas d'émigration -- criblage qui n'eut jamais lieu, l'inertie des autorités et surtout la désorganisation totale de l'administration rendant toute démarche impossible.

Le camp était sous l'autorité des militaires. Sa surveillance, assurée par des soldats mobilisés, n'avait rien de répressif, des permissions de sortie ayant même été accordées dans la première période, et plusieurs militaires responsables du camp des Milles essayèrent d'aider des détenus à le quitter. Car, aux conditions de détention qui empiraient avec le surpeuplement, s'ajoutait l'angoisse, pour les opposants au régime nazi parqués dans la briqueterie, d'être rattrapés par les troupes allemandes, ce qui équivalait à une condamnation à mort.

Face au « mur de papier » auquel se heurtaient les détenus et qui les empêchait de quitter la France, des filières d'évasion à l'initiative d'organisations humanitaires furent mises en place. Le commandant du camp lui-même mit un train à la disposition des détenus pour leur permettre de gagner l'Espagne. Deux mille d'entre eux prirent ce « train fantôme » : parti le 20 juin des Milles, il atteignit Bayonne une semaine plus tard... pour faire demi-tour. Les détenus furent alors rassemblés dans un camp improvisé à Saint-Nicolas, près de Nîmes, avant de regagner les Milles.

Si le champ dans lequel ils étaient à Saint-Nicolas était entouré de barbelés, les gardiens fermaient les yeux lorsque les détenus passaient dessous pour chercher un moyen de quitter le pays ou simplement faire un tour pour se baigner. Mais ils n'allaient pas loin : avec l'instauration du régime de Vichy, la France entière, même la zone non-occupée dans laquelle ils se trouvaient, devenait une prison. Sans laissez-passer, ils risquaient à tout moment d'être appréhendés par la police ou les gendarmes et remis aux autorités allemandes. Le paradoxe de la situation faisait que c'était encore dans les camps, à Saint-Nicolas ou aux Milles, qu'ils couraient le moins de risques !

Dans le traité d'armistice signé par Pétain le 19 juillet 1940, l'article 19 stipulait que le gouvernement de Vichy s'engageait à remettre aux vainqueurs tous les émigrés allemands et autrichiens se trouvant sur le territoire. Et celui-ci alla même plus loin en y intégrant les résidents de la zone non-occupée du sud de la France.

... au camp d'internement avant la déportation

En octobre 1940, l'administration du camp des Milles passa sous le contrôle direct du ministère de l'Intérieur et les conditions de détention se durcirent. Suite aux lois raciales et antisémites promulguées à partir d'octobre 1940, les effectifs du camp gonflèrent avec l'afflux de Juifs victimes de rafles et incarcérés aux Milles. Et en 1942 la police de Vichy alla même au-delà des ordres de l'occupant, en organisant des convois de déportés vers les camps d'extermination nazis.

Au total, entre août et septembre 1942, cinq convois furent formés au départ des Milles jusqu'au camp de Drancy, regroupant en tout plus de deux mille hommes, femmes et enfants, aussitôt dirigés vers Auschwitz pour y être assassinés dans les chambres à gaz.

Après le dernier convoi le 19 septembre 1942, le camp fut peu à peu vidé, les derniers détenus étant dispersés dans d'autres camps, jusqu'à sa fermeture en mars 1943. Après la guerre et jusqu'en 2002, la briqueterie reprit son activité comme si rien ne s'y était passé.

Si le camp de Drancy a été dénoncé comme un exemple de la barbarie nazie avec la complicité active de la police française, le silence a entouré pendant longtemps l'existence du camp des Milles où, en 1939, un régime se prétendant démocratique a interné des opposants au nazisme et où la police de Vichy a ensuite fait seule un sale travail que n'exigeait même pas l'occupant.

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