Mars 1861 : L'unité de l'Italie - « Tout changer pour que rien ne change »30/03/20112011Journal/medias/journalnumero/images/2011/04/une-2226.gif.445x577_q85_box-0%2C9%2C172%2C231_crop_detail.png

Dans le monde

Mars 1861 : L'unité de l'Italie - « Tout changer pour que rien ne change »

Le 17 mars, le cent cinquantenaire de l'unité du pays a donné lieu en Italie à de nombreuses célébrations, souvent controversées. C'est en effet il y a 150 ans que, le 17 mars 1861, le roi Victor Emmanuel II proclamait la naissance du royaume d'Italie, au terme d'un processus d'unification qui avait été mené d'en haut, négocié avec les grandes puissances européennes et les différentes fractions des classes dirigeantes, toutes unies par une même crainte : celle de voir les prolétaires des villes et des campagnes poser, au cours de ce processus, leurs exigences sociales et politiques.

À l'aube du XIXe siècle, l'Italie était morcelée en plusieurs États. L'empire autrichien contrôlait une grande partie du territoire. Au nord, la Lombardie et la Vénétie lui étaient directement rattachées, tandis que les trois duchés du centre, la Toscane, Modène et Parme, étaient sous le contrôle de princes impériaux. Les États pontificaux couvraient une bonne partie de l'Italie centrale, bien au-delà de Rome, et tout le Sud constituait le Royaume des Deux-Siciles, règne des Bourbons de Naples. Seul le royaume de Piémont-Sardaigne échappait à la tutelle de l'Autriche, grâce à l'appui de la France et de la Russie, qui trouvaient là un moyen de la contrer.

Du nord au sud, la réalité était la même : ni droits démocratiques, ni réforme agraire. Les trois quarts de la population étaient analphabètes, l'illettrisme étant supérieur à 80 % dans le Sud. Seules cinq villes de la péninsule dépassaient 100 000 habitants. S'ajoutant au morcellement politique, il y avait là autant d'obstacles au développement de la bourgeoisie, qui aspirait à un marché intérieur à l'échelle du pays entier.

DES LUMIERES AU RISORGIMENTO

La période de conquête napoléonienne avait fait pénétrer les idéaux de la Révolution française parmi les cercles éclairés de la bourgeoisie. S'appuyant sur l'avancée des troupes napoléoniennes, entre 1797 et 1799, des républiques virent le jour du nord au sud. Les « jacobins » italiens firent des réformes pour moderniser l'administration et les institutions, élaborèrent des constitutions, abolirent les droits féodaux. Mais tout cela fut balayé dès lors que les armées napoléoniennes refluèrent. La Restauration, sanctionnée par le congrès de Vienne de 1815, marqua le retour de la réaction. Les droits féodaux furent rétablis, les constitutions et les réformes jetées au rebut.

La conviction qu'une nouvelle renaissance (Risorgimento en italien) devait avoir lieu, pour aboutir à une nation unifiée, n'en faisait pas moins son chemin. Une fraction radicale tenta d'organiser des soulèvements révolutionnaires. Ses membres se retrouvèrent au sein de sociétés secrètes comme la Carbonaria (la Charbonnerie). L'un des républicains les plus connus, Giuseppe Mazzini, y adhéra. Exilé en France à partir de 1831, il fréquenta « toutes les langues de la révolution » avec les persécutés des régimes réactionnaires qui s'y retrouvaient. Dès l'été 1831 Mazzini fonda la Giovine Italia (la Jeune Italie), avec les trois mots d'ordre : « Unité, indépendance, république ».

La bourgeoisie, quant à elle, était favorable à des mesures libérales et surtout à une plus grande unité économique de la péninsule, mais elle ne voulait pas de transformations sociales radicales. Dans plusieurs États du nord et du centre de l'Italie, elle avait investi une partie de ses capitaux dans les campagnes et était devenue propriétaire des terres. Elle était de ce fait hostile à une réforme agraire, qui aurait touché non seulement les vieux privilèges aristocratiques mais aussi les siens. Et surtout, elle craignait comme la peste les masses populaires.

En 1848, la vague révolutionnaire européenne se répandit dans toute l'Italie, touchant principalement Palerme en janvier 1848, Venise, où une république éphémère fut proclamée, Milan, où cinq journées d'insurrection libérèrent la ville de la présence autrichienne. Le comte de Cavour, qui allait devenir Premier ministre du royaume de Piémont-Sardaigne, saisit l'occasion et chercha à transformer l'impulsion révolutionnaire en une guerre contre l'Autriche. Cette première guerre d'indépendance visait à libérer la Lombardie et à la fusionner avec le Piémont. Mais l'armée autrichienne reprit le dessus. Cela marqua la fin du « printemps des peuples » italien mais aussi l'échec des républicains qui, comme Mazzini ou Carlo Pisacane, avaient espéré qu'il soit le début d'un vaste processus révolutionnaire.

1850-1861 : L'UNITE REALISEE D'EN HAUT

La marche vers l'unité n'en continua pas moins, toujours à partir du Piémont-Sardaigne. Cavour obtint le soutien de la France de Napoléon III. Ce dernier était prêt à appuyer les ambitions du royaume, à condition de conserver de bons rapports avec les États pontificaux en les laissant en dehors du processus d'unité. La monarchie piémontaise, dont l'objectif était d'abord d'unifier le Nord de la péninsule, pouvait s'en contenter.

À partir de 1859, le Piémont se lança donc dans la deuxième guerre d'indépendance en comptant surtout sur l'appui de la France. Mais l'intervention de Garibaldi changea la donne. Républicain auréolé d'une réputation de révolutionnaire gagnée dans les luttes d'émancipation des pays d'Amérique latine, celui qu'on allait surnommer le héros des Deux Mondes se lança dans la conquête du Sud, débarquant en Sicile à la tête d'un détachement de volontaires. L'arrivée des garibaldiens à la tête de ce qui resta comme l'« expédition des Mille » déclencha la révolte des paysans siciliens. Ceux-ci vivaient une situation semi-féodale et haïssaient le régime des Bourbons de Naples, qui s'écroulait de l'intérieur après avoir été secoué par une série de tentatives de soulèvements. Garibaldi s'appuya sur leur colère et décréta l'abolition de la taxe sur la mouture du grain, particulièrement impopulaire, en même temps que d'autres mesures favorables aux paysans pauvres.

Mais dès août 1860, après le ralliement de la bourgeoisie et des grands propriétaires siciliens au Piémont-Sardaigne et à son nouveau roi Victor-Emmanuel II, Garibaldi montra toutes ses limites. Il s'opposa aux paysans qui commençaient à occuper les terres des grands propriétaires. Les troupes du « libérateur » du Sud se transformèrent en bataillons de répression qui écrasèrent les paysans révoltés.

L'unité fut proclamée en mars 1861 sous la houlette du Piémont grâce à l'annexion du Sud. Mais il fallut encore attendre la chute de Napoléon III en 1870, le protecteur du pape, pour que Rome soit intégrée à ce royaume d'Italie. Un royaume qui se fondait clairement sur l'alliance des classes possédantes contre les aspirations de tous les exploités

Le nouvel État était entre les mains d'une poignée de grands bourgeois et de grands propriétaires terriens : moins de 2 % de la population avait le droit de vote. Les prolétaires des villes et des champs allaient payer la facture du développement de la bourgeoisie et les frais de la modernisation du pays. Les impôts - directs et indirects - pesaient lourd sur leurs épaules. Et la réintroduction, cette fois à l'échelle nationale, de la taxe sur le grain provoqua la révolte des campagnes, mais aussi des villes, où le prolétariat naissant menait grèves et manifestations.

Le nouvel État fit ainsi rapidement la démonstration de sa nature de classe. Dans son roman Le Guépard, Giuseppe Tomasi di Lampedusa met en scène un jeune noble sicilien expliquant qu'il rejoint les troupes de Garibaldi car il faut « tout changer si nous voulons que tout reste pareil ». La formule est restée célèbre. Unifiée sans laisser de place à l'initiative révolutionnaire, l'Italie conserva les classes sociales et les structures héritées du passé. Il n'y eut pas de réforme agraire et au Sud se déroula une véritable guerre civile contre la paysannerie pauvre. Cette région, jusque-là guère moins développée que le reste de l'Italie, devint par bien des aspects une colonie du Nord, où l'industrie se concentra.

Cent cinquante ans après ce processus accompli sous la houlette des classes possédantes, l'Italie, devenue république, porte toujours les marques de cette unité sans révolution.

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