Il y a cinquante ans, le 31 octobre 1956 : L'expédition de Suez.25/10/20062006Journal/medias/journalnumero/images/2006/10/une1995.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Il y a cinquante ans, le 31 octobre 1956 : L'expédition de Suez.

À la fin du mois d'octobre 1956, deux des vieilles puissances coloniales européennes, la France et l'Angleterre, se lançaient dans une expédition militaire contre l'Égypte dont le président, le colonel Nasser, avait trois mois plus tôt décidé la nationalisation du canal de Suez.

La nationalisation du canal de Suez

"La pauvreté n'est pas une honte, mais c'est l'exploitation des peuples qui l'est. Nous reprendrons tous nos droits, car tous ces fonds sont les nôtres, et ce canal est la propriété de l'Égypte. (...) Le canal a été creusé par 120000 Égyptiens, (dont beaucoup) ont trouvé la mort durant l'exécution des travaux. La Société du canal de Suez à Paris ne cache qu'une pure exploitation." C'est en ces termes que Nasser annonça le 26juillet 1956, à Alexandrie, la nationalisation du canal devant une foule enthousiaste.

Si ce discours souleva un immense enthousiasme en Égypte, en revanche ce fut la stupeur en Europe. D'abord parce que d'énormes intérêts économiques étaient en jeu, mais surtout parce que le geste de Nasser apparaissait comme un défi aux grandes puissances.

Ce geste avait été précédé par d'autres, plus discrets. En janvier1955, Nasser avait dissuadé plusieurs pays de la région d'adhérer au Pacte de Bagdad, une organisation militaire sous contrôle des États-Unis. En avril 1955, il avait participé, aux côtés du yougoslave Tito, de l'indien Nehru et du chinois Chou En-Lai, à la conférence de Bandoeng, dont les participants se déclarèrent en faveur du neutralisme et du non-alignement du Tiers Monde par rapport aux deux grands (les USA et l'URSS) et à leurs "blocs" respectifs. Enfin, après avoir essuyé le refus de plusieurs pays occidentaux de lui livrer du matériel militaire, Nasser ne craignit pas de se tourner vers l'URSS et la Tchécoslovaquie pour en obtenir. Dès lors, nombre de gouvernants occidentaux fustigèrent le "dictateur du Caire", rêvant même de le mettre à genoux.

L'occasion leur en fut donnée lors des négociations sur le financement, par les États-Unis, l'Angleterre et la Banque Mondiale, des travaux du haut barrage d'Assouan, devant permettre, outre l'irrigation et l'extension des terres cultivées, l'électrification du pays. Après avoir annoncé en décembre 1955 un don et des crédits à l'Égypte, Washington, Londres et la Banque Mondiale retirèrent finalement leurs offres le 18juillet 1956. Le retrait était accompagné de propos méprisants sur la faiblesse et le caractère "malsain" de l'économie égyptienne.

Une semaine plus tard, Nasser décidait la nationalisation du canal de Suez, déclarant que celui-ci "paiera pour le barrage". Pour spectaculaire que fût la décision, cette dernière fut tempérée par d'autres, modérées, que prit dans le même temps le gouvernement égyptien. Ainsi, les porteurs d'actions de la Compagnie de Suez furent indemnisés aux cours atteints à la Bourse de Paris la veille de la nationalisation. Nasser espérait en fait que, vu les conditions honorables dans lesquelles la nationalisation s'opérait, elle serait acceptée par les puissances occidentales. S'il ne s'était pas trompé en ce qui concerne les États-Unis, il n'en alla pas de même pour la France et l'Angleterre.

La décision de Nasser ne faisait pourtant qu'anticiper la restitution du canal à l'Égypte, prévue pour 1968. Il ne s'en prenait pas non plus au système impérialiste dans son ensemble. Le président égyptien voulait seulement trouver les moyens de moderniser un peu l'économie du pays. Il ne prêchait nullement la révolution, et c'est d'ailleurs du fond des prisons où Nasser les avait envoyés que bien des militants du Parti Communiste égyptien approuvèrent la nationalisation du canal.

Mais la Grande-Bretagne ne se résignait pas à renoncer au protectorat de fait qu'elle avait exercé sur l'Égypte pendant trois quarts de siècle, la France voyait dans ce pays l'un des soutiens des "rebelles" algériens, et toutes deux étaient les protectrices des intérêts de la Compagnie du canal.

Elles se préparèrent à faire parler la poudre.

À Londres et à Paris, la vague chauvine.

De la Chambre des communes à Londres comme de l'Assemblée nationale à Paris s'élevèrent des propos haineux et belliqueux, à la nouvelle de la nationalisation du canal. Mais c'est certainement en France que l'exaspération chauvine atteignit son comble, touchant non seulement la droite mais aussi les socialistes qui, Guy Mollet à leur tête, assumaient alors les responsabilités gouvernementales.

En Angleterre, seuls les conservateurs au pouvoir entonnèrent des propos guerriers, les travaillistes dans l'opposition combattant plutôt le projet d'intervention armée.

"Nouvel Hitler", "pillard insolent", tels étaient quelques-unes des injures déversées sur Nasser. Christian Pineau, le ministre socialiste des Affaires étrangères, déclara devant l'Assemblée: "Le gouvernement français a pris la position la plus ferme. Il ne peut en aucune manière admettre la décision du gouvernement égyptien; il emploiera tous les moyens pour lui faire échec. Nasser doit s'incliner. (...) Des préparatifs militaires sont déjà en cours pour parer à toutes éventualités." La presse faisait évidemment écho. Le très "libéral" Le Monde écrivait pour sa part: "C'est dans un court délai et par des mesures énergiques qu'il faut que Paris et Londres, même si Washington hésite à s'engager, donnent l'indispensable coup d'arrêt."

Car les États-Unis, qui voyaient là une occasion de supplanter leurs rivaux anglais et français dans cette partie du monde, n'étaient pas partisans d'une intervention militaire. Après avoir protesté au lendemain de la nationalisation contre la "saisie arbitraire", ils se rangèrent très vite à une solution diplomatique. Le 12octobre 1956, un accord en six points intervenait même sous l'égide des États-Unis.

Le temps passant et l'affaire de Suez étant en voie de règlement à l'ONU, il fallait à la France et à l'Angleterre trouver un prétexte à leur intervention. Tout un scénario fut préparé avec la participation d'Israël. L'État hébreu devait attaquer l'Égypte le premier, sous prétexte de défendre sa sécurité, et ce n'est qu'ensuite que la France et l'Angleterre interviendraient pour "séparer les belligérants" et assurer la "liberté de navigation sur le canal".

Sur fond de guerre d'Algérie.

Depuis janvier 1956, la France était gouvernée par un Front Républicain dirigé par le socialiste Guy Mollet. Élu sur un programme de paix en Algérie, pour mettre fin à "cette guerre cruelle et imbécile", Mollet s'était vite engagé dans une politique d'intensification de la guerre.

Lacoste, son bras droit (lui aussi socialiste) en Algérie, exigea des renforts militaires en vue de "pacifier" le pays. Le gouvernement fit voter par la Chambre - avec les voix des députés communistes - les "pouvoirs spéciaux" qui permirent l'intensification des opérations militaires.

Loin de lutter contre le racisme qu'envenimait la guerre d'Algérie, Guy Mollet le conforta, en défendant la thèse de la "vaste conspiration islamique (avec) l'Égypte au centre de cette toile d'araignée".

Après la nationalisation du canal de Suez, l'anti-nassérisme redoubla. En haut lieu, certains prétendaient qu'une action armée contre l'Égypte, en éliminant un gouvernement qui soutenait le FLN, entraînerait automatiquement la fin de la guerre d'Algérie. De là à l'expédition de Suez, il n'y avait qu'un petit pas, vite franchi.... Mais ce ne fut qu'un aller et retour!

L'expédition militaire.

Le 29 octobre 1956, deux brigades israéliennes pénétraient en territoire égyptien. Dès le lendemain, la France et l'Angleterre, appliquant leur plan prévu pour "séparer les belligérants", lancèrent un ultimatum enjoignant aux forces en présence de se retirer. Comme convenu, Israël accepta, mais évidemment pas l'Égypte, qui ne pouvait se retirer... de son territoire! Cela suffit pour que la France et l'Angleterre entrent en guerre et larguent leurs paras sur la ville de Port-Saïd, en vue d'occuper le terrain le long du canal de Suez.

Mais tandis que les armées franco-anglo-israéliennes continuaient leur avancée, la situation internationale prit un tour que n'avaient pas prévu les stratèges européens. La réaction américaine fut très vive. Le président Eisenhower fit voter le 1ernovembre à l'ONU une motion demandant à la France, à l'Angleterre et à Israël de retirer leurs troupes sans délai. Le 5novembre, du coup, l'URSS exigea à son tour des gouvernements anglais et français un cessez-le-feu, faute de quoi les deux pays s'exposeraient à des représailles.

Dès lors, la France et l'Angleterre n'eurent d'autre choix que de se retirer piteusement. Le cessez-le-feu prit effet dans la nuit de 6 au 7novembre.

Loin d'abattre Nasser, les pays interventionnistes ajoutèrent à son prestige auprès non seulement du peuple égyptien, mais aussi de tous ceux du Tiers Monde, en tant que dirigeant d'une petite nation capable de tenir tête à deux des principales puissances occidentales.

La France, Israël et la bombe.

Quand eu lieu l'intervention de Suez, la collaboration militaire franco-israélienne était au beau fixe. La France était alors le principal fournisseur d'armes d'Israël. Elle équipa en particulier son aviation. Et lorsque les armées israéliennes pénétrèrent dans le Sinaï, la France envoya combattre auprès d'elles deux escadrilles pilotées par des aviateurs français.

Mais la collaboration ne se fit pas seulement dans le domaine des armes conventionnelles. Elle se fit aussi dans le nucléaire, alors que la France mettait au point sa première bombe atomique.

Dès 1952, les seuls étrangers autorisés à circuler librement à Saclay étaient des scientifiques israéliens. En 1955 Shimon Pérès, alors responsable du programme nucléaire de son pays, disposait d'un bureau à Matignon. Des accords furent passés en 1956 entre la France et Israël pour la construction d'un nouveau réacteur dans la centrale israélienne de Dimona, où travaillaient d'ailleurs de nombreux techniciens français. Le ministre socialiste des Affaires étrangères, Christian Pineau, compléta cet accord en donnant à Israël les moyens de retraiter les combustibles pour en extraire le plutonium nécessaire à la fabrication d'une bombe atomique.

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