Les empoisonneurs14/09/20062006Journal/medias/journalnumero/images/2006/09/une1989.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Editorial

Les empoisonneurs

Le nombre de victimes des déchets mortels déversés à Abidjan, principale ville de la Côte-d'Ivoire, dans une dizaine de décharges à l'air libre, au milieu des habitations, ne cesse d'augmenter. Ces déchets toxiques ont été transportés par un navire battant pavillon panaméen, appartenant à une compagnie grecque et affrété par une société multinationale dont les dirigeants seraient français. Ladite multinationale a passé un contrat avec une société locale qui a traité ces déchets toxiques, sous-produits de raffinage du pétrole, comme de vulgaires eaux sales.

Aux habitants des quartiers concernés, inquiétés par l'odeur nauséabonde, des autorités locales ont répondu, suivant le cas, qu'il s'agissait d'une campagne de démoustication ou, encore, de mesures de prévention contre le choléra.

Le pouvoir a attendu plus de deux semaines pour réagir, lorsque des manifestations de plus en plus nombreuses, des barricades exprimant la colère des habitants ont menacé de bloquer la ville. Entre-temps, le bateau avait quitté le port d'Abidjan, l'armateur assurant que le déchargement était légal car il avait toutes les autorisations nécessaires. Tout en faisant réprimer violemment les manifestations, le Premier ministre a présenté la démission de son gouvernement. Mais le président de la République l'a aussitôt chargé de constituer le nouveau gouvernement. Et pour le moment, dans la chaîne de responsabilités qui va du capitaine du port jusqu'au gouverneur du district et des ministres, seuls quelques lampistes sont poursuivis. Le bilan est de six morts. Dix mille personnes sont passées dans les hôpitaux avec les symptômes d'une intoxication plus ou moins grave. Ce bilan, déjà grave, n'est que provisoire car ceux qui passent par les hôpitaux en repartent avec juste quelques comprimés d'aspirine ou du sirop contre la toux car les hôpitaux ne disposent pas des médicaments nécessaires. Et, surtout, les victimes, en retournant chez elles, continuent à subir l'empoisonnement.

Pendant combien de temps? Car l'État ivoirien ne dispose pas des moyens nécessaires pour se débarrasser de ces déchets toxiques. Personne ne sait, en outre, à quel point les nappes phréatiques elles-mêmes sont empoisonnées.

Bien sûr, seul un pouvoir corrompu jusqu'à l'os pouvait accorder l'autorisation de déverser des produits hautement toxiques et qui plus est dispersés en plusieurs points d'une ville de quatre millions d'habitants! S'il avait cherché à empoisonner la population, il ne s'y serait pas pris autrement!

Cela éclaire ce que sont le pouvoir et les hommes qui l'incarnent à différents niveaux dans bien des pays pauvres. Mais qui dit corruption et corrompus, dit aussi corrupteurs. On ne sait pas au juste qui a produit les déchets toxiques et qui a décidé de les faire déverser dans un pays pauvre où l'on peut acheter les autorités pour pas cher. Le transporteur et l'affréteur se rejettent la responsabilité. Ce n'est certes pas la première fois que des groupes industriels d'Europe occidentale ou des États-Unis se débarrassent de leurs déchets toxiques dans des pays pauvres sans s'occuper des conséquences désastreuses pour la population. Que l'on se souvienne aussi de la récente affaire du Clemenceau, ce navire de guerre que le gouvernement français voulait envoyer en Inde pour désamiantage.

Pendant que les dirigeants politiques parlent cyniquement de la nécessité de codéveloppement pour justifier l'instauration de barbelés contre l'immigration venant de pays pauvres, voilà le seul codéveloppement pour pays pauvres: devenir la poubelle des industriels des pays riches.

Le crime commis à Abidjan -car cela en est un- illustre le fonctionnement d'une économie où la recherche du profit est censée tout justifier. Traiter les produits toxiques pour les rendre inoffensifs ou, lorsque cela n'est pas possible, les enfouir sans que cela cause des dégâts, cela coûte cher, cela rogne les profits, en l'occurrence ceux des raffineries des trusts pétroliers. Alors on va les déposer devant la porte des pauvres. Dans ce cas précis, il est estimé que se débarrasser de ces déchets en Côte-d'Ivoire a coûté dix à quinze fois moins cher que n'aurait coûté leur traitement dans un grand port européen équipé pour cela.

C'est la même logique, celle du profit au détriment des êtres humains et de la société, qui a conduit aussi à la pollution des côtes bretonnes par le naufrage de l'Erika. Cette pollution n'a pas fait de morts, si ce n'est dans la faune. Mais l'utilisation de l'amiante des décennies après que sa nocivité a été connue, elle, a fait des morts et continue à en faire.

Au-delà de la responsabilité de la chaîne de corruptions dans l'empoisonnement d'Abidjan, il y a celle, fondamentale, d'un système économique dont les dégâts pour l'humanité sont incommensurables.

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