Russie : Boucherie dans les casernes01/02/20062006Journal/medias/journalnumero/images/2006/02/une1957.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Russie : Boucherie dans les casernes

Un appelé russe, Andréï Sytchev, torturé et violé par des officiers et des "anciens" de son unité (à Tchéliabinsk dans l'Oural), a dû être amputé des deux jambes ainsi que des organes génitaux suite à ces sévices. Un mois après, il se trouve toujours en réanimation. C'est horrible et pourtant presque banal dans l'armée russe.

Les Comités des mères de soldats (fort actifs depuis le début de la guerre de Tchétchénie et, à ce titre, en butte à la vindicte du pouvoir) répertorient chaque année 2500 à 3000 soldats "morts hors combat", selon la terminologie officielle. Il s'agit en fait de conscrits tués par leurs chefs ou lors de séances de "soumission aux anciens", ou encore qui se sont suicidés pour échapper à un tel sort. Même le ministère russe de la Défense a reconnu la mort de 1064 appelés, suite à des "accidents" ou à des crimes, en 2005!

Le quotidien russe Novaya Gazeta a consacré une "chronique des morts hors combat" à chaque mois de l'année écoulée, en détaillant certains de ces crimes. Mais, habituellement, la hiérarchie militaire n'a guère de mal à les étouffer. Terrorisés, les appelés ne témoignent généralement pas. Quant aux parents des victimes, s'ils portent plainte -"mais auprès de qui?" disait un ex-soldat dans un journal russe du 30 janvier-, ils se voient soumis à divers chantages, de la menace de perdre leur emploi à ce qui pourrait attendre un plus jeune fils, qui doit bientôt être incorporé... Ils ont parfois même à subir des attaques d'"inconnus" que la police ne retrouve bien sûr jamais. Alors, ce qu'il y a d'exceptionnel dans "l'affaire Sytchev", c'est qu'il y en ait une.

La mère du jeune homme ne s'est pas laissée intimider. Aidée par un Comité local de mères de soldats, elle a fait savoir aux médias de sa région ce qu'avait subi son fils. Des quotidiens nationaux, certes pas les plus lus, et une radio de Moscou assez populaire leur ont fait écho. Et des télévisions ont rapporté les faits quand le ministre de la Défense, Sergeï Ivanov, qui avait commencé par affirmer qu'il n'y avait là "rien de sérieux", a annoncé qu'une enquête avait été ordonnée et douze militaires mis en examen. Chose inouïe, même le président Poutine a parlé de l'affaire. Mais, évidemment, il s'est borné à "demander au ministre de la Défense de faire des propositions pour améliorer le travail éducatif dans les forces armées".

On imagine de quel "travail éducatif" sont capables des militaires de carrière formés, depuis plus de vingt ans, à l'école de la guerre en Afghanistan et à celle des massacres en Tchétchénie! Quant au "directeur d'école" Poutine et à son comparse, le ministre de la Défense, comme lui ancien officier supérieur de la police politique, le KGB devenu FSB, ils n'ont bien sûr nulle intention d'imposer quoi que ce soit au corps des officiers sur lequel ils s'appuient ouvertement.

De cela, l'immense majorité de la population ne doute pas un instant. Elle a entendu parler de ces officiers qui, en Tchétchénie, ont vendu des armes, voire certains de leurs propres hommes comme "esclaves" à qui, chefs de bandes indépendantistes, parrains de clans mafieux... leur offrait assez d'argent pour cela. Ici ou là, elle sait aussi que des mères de soldats n'ont pas hésité à aller chercher leur fils, parfois au front, pour le soustraire à l'enfer militaire.

Difficile à vérifier mais pas invraisemblable, le chiffre de 10% seulement de jeunes hommes d'une classe d'âge qui répondent à l'appel parle de lui-même. En Tchétchénie, depuis des années, le contingent a été en grande partie remplacé par des "kontraktniki", des soldats de métier sinon des mercenaires. Et même si, aujourd'hui, le risque pour un appelé d'être envoyé dans le sanglant piège tchétchène semble plus théorique que réel, le seul fait de devoir passer deux ans (durée du service militaire en Russie), même loin du Caucase, dans une pareille armée apparaît à nombre de jeunes et à leurs proches comme un risque mortel.

Alors, dans les villes, surtout aux abords des gares, on voit des patrouilles de la police militaire faire la chasse aux jeunes qui ne seraient pas en règle avec l'armée. Et, périodiquement, le Kremlin tente de supprimer le régime des sursis étudiants, bien des hommes entre 18 et 27 ans (âge limite d'appel sous les drapeaux) cherchant à couper à l'incorporation en faisant des études. Cette inscription dans un établissement d'enseignement supérieur, qu'elle soit de circonstance ou pas, est de toute façon, dans la plupart des cas, extrêmement coûteuse. Et cela d'autant plus que certains font un commerce lucratif de la délivrance de ce sauf-conduit universitaire. Tout comme, à un autre niveau, les médecins militaires et officiers siégeant dans les commissions d'incorporation: les tarifs, connus de tous et variant selon les régions, atteignent couramment plusieurs mois d'un salaire moyen.

Pour les rejetons des milieux dirigeants, pour ceux des riches, ce n'est pas un problème. Pour tous les autres, cela signifie s'endetter, quand on le peut. Et quand les parents n'en ont pas les moyens, c'est l'angoisse au ventre qu'ils voient partir leur enfant.

Les fils d'ouvriers, d'employés et de petits paysans sont quasiment les seuls à servir dans l'armée russe, hormis son encadrement et ses engagés. Dans les grandes villes, certains jeunes parviennent cependant à se noyer dans la foule. Ils doivent alors gagner leur vie comme ces "immigrés" sans droits, venus du reste de l'ex-Union soviétique, contraints aux travaux les plus pénibles, en essayant de ne pas tomber entre les griffes de la police avant leur vingt-septième anniversaire...

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