L’entrée de la Turquie dans l’Union européenne : Un marchandage laborieux06/10/20052005Journal/medias/journalnumero/images/2005/10/une1940.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

L’entrée de la Turquie dans l’Union européenne : Un marchandage laborieux

Lundi 3 octobre, la réunion des vingt-cinq ministres des Affaires étrangères de l'Union européenne a finalement accepté que les négociations pour l'entrée de la Turquie et de la Croatie dans l'Union européenne puissent s'engager. C'est en fait un marchandage bien dans la tradition de la Construction européenne depuis un demi-siècle qui s'annonce et qui pourrait être long. La question de l'entrée de la Turquie dans l'Union donne lieu à bien des polémiques, sur la géographie ou sur les prétendues «valeurs» de l'Europe: «Un pays musulman, situé en grande partie en Asie a-t-il sa place dans l'Union?», se demandent gravement des politiciens en mal de démagogie. Mais cela, ce sont les débats pour la galerie. Les véritables discussions sont ailleurs.

L'Union que cherchent à construire les dirigeants des États européens est d'abord un marché qui dépasse les frontières des actuels États, devenus trop étroits pour les intérêts des groupes industriels dont ces mêmes États sont les défenseurs. Ce qui sera déterminant est l'intérêt qu'y trouvent le patronat européen comme le patronat turc. Et, de ce point de vue, la Turquie a commencé à entrer dans l'Union il y a fort longtemps.

Une demande qui date de quarante ans

C'est en 1959 que la Communauté européenne, qui n'avait encore que deux ans, a entamé les discussions avec Ankara. En 1963, un accord était signé dans une perspective d'adhésion. En 1973, un protocole proposait un abaissement progressif des barrières douanières (dans un délai de 12 à 22 ans...). Le coup d'État intervenu en Turquie en 1980 gela les opérations un temps mais, en 1987, la Turquie était à nouveau candidate à l'Union. Sa demande fut rejetée, mais l'abaissement des barrières douanières se poursuivait et déboucha sur une union douanière, entrée en application au 1er janvier 1996. Celle-ci entraîna la suppression complète des droits de douane sur les exportations et les importations de produits industriels.

Le patronat européen vit ainsi s'ouvrir à lui progressivement un marché de 70 millions d'habitants, et y trouve avantage: les échanges sont défavorables à la Turquie pour environ dix milliards d'euros par an et bénéficient largement aux grands groupes industriels et commerciaux d'Europe occidentale. Les patrons turcs de leur côté y trouvent pour la plupart leur compte et sont en majorité favorables à cette ouverture des frontières. Mais leurs dirigeants et les dirigeants politiques turcs ne peuvent se contenter de l'Union douanière. Ils veulent une adhésion pleine et entière à l'Union européenne, qui comporterait un certain nombre de contreparties, politiques et financières.

Les enjeux de la négociation

Être membre à part entière de l'Union, cela signifie être représenté au Conseil des ministres, au Parlement et à la Commission européenne, et donc avoir un regard sur les décisions communes. Cela signifie aussi contribuer au budget de l'Union... mais aussi recevoir en échange des aides, par exemple des subventions destinées en principe au développement des régions les plus pauvres. Et ce sont bien ces contreparties que la Turquie réclame, et que les dirigeants européens ne veulent lui céder qu'au compte-gouttes.

S'ils évoquent une période de dix à quinze ans pour que cette adhésion puisse se finaliser c'est qu'ils entendent bien en discuter pied à pied. Car l'Union européenne pose ses conditions et impose ses normes. D'autre part, si absorber des petits pays comme Chypre ou Malte ne posait pas trop de problèmes, il en va différemment de la Turquie qui a le même poids démographique que l'Allemagne et est en droit de revendiquer une représentation politique en conséquence. Sur ce point, la négociation promet d'être longue et peut même échouer. Bien entendu, les dirigeants européens n'invoqueront pas alors les véritables raisons de leur opposition, mais d'autres qui, pour eux, ne sont en fait que des prétextes. Ainsi, ils peuvent exiger la reconnaissance du génocide arménien, invoquer le caractère non démocratique du régime, les droits de la minorité kurde, le problème de Chypre, etc. toutes choses qui sont en réalité le cadet de leurs soucis. De leur côté, les dirigeants turcs ne souhaitent pas céder sur certains points, ce qui peut être coûteux auprès de leur opinion publique, sans être assurés de ce qu'on leur cédera en échange.

L'entrée de la Turquie dans l'Union européenne, si elle voit le jour, ne signifiera d'ailleurs pas forcément la liberté de circulation pour les travailleurs turcs en Europe, ou du moins pas tout de suite. L'Union a déjà pris ses précautions pour freiner la libre circulation des personnes. Elle privilégie celle des produits et des capitaux.

C'est ainsi que l'Union européenne des banquiers et des industriels se construit, comme toujours, à travers bien des réticences et des marchandages, sous la pression de leurs intérêts et non par volonté d'unir les peuples. Malgré cela, les travailleurs d'Europe, les travailleurs de Turquie, ne peuvent qu'être favorables à cette entrée du pays dans l'Union. Même si les préoccupations sociales sont la dernière roue du carrosse de cette Europe, malgré tout la situation sociale un peu meilleure des uns ne peut qu'aider les autres travailleurs moins bien lotis à conquérir de nouveaux droits.

Et puis, les frontières et la division en États sont depuis longtemps un archaïsme et un frein à un développement harmonieux, qu'il faudrait abolir en Europe et même dans le monde entier. Tout pas, même minime, dans ce sens est le bienvenu, même si, pour renforcer leurs droits, les travailleurs ne doivent pas se faire d'illusion sur les vertus de l'élargissement et compter d'abord sur leurs luttes. Et tant mieux si les travailleurs de Turquie viennent prendre leur part dans ce combat, qui est celui de tous les travailleurs d'Europe, et bien au-delà.

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