Irak : Le retour à l'ère du mandat15/05/20032003Journal/medias/journalnumero/images/2003/05/une1815.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Irak : Le retour à l'ère du mandat

La résolution présentée le 10 mai à l'ONU par les États-Unis, avec le soutien de la Grande-Bretagne et de l'Espagne, ne vise pas seulement à lui faire entériner a posteriori l'invasion de l'Irak, invasion que les dirigeants américains avaient déclenchée en se passant de son accord. Elle vise surtout à faire avaliser à l'ONU le fait que l'Irak soit désormais placé sous la tutelle d'une "autorité d'occupation" mise en place et contrôlée par les États-Unis.Et, à en juger par les termes de leur résolution, les dirigeants américains semblent eux-mêmes penser que cette occupation va durer, puisqu'ils exigent de l'ONU un premier mandat de douze mois qui serait automatiquement renouvelable "si nécessaire", sauf opposition expresse du Conseil de Sécurité.

Entre-temps l'Irak serait occupé militairement sous le seul contrôle de Washington. Les ressources pétrolières du pays alimenteraient un "fonds d'assistance à l'Irak", après que les compagnies pétrolières aient prélevé leur dîme bien sûr. Et ce serait "l'autorité d'occupation" qui déciderait de l'usage à faire de ce fonds, sous la seule supervision du Fonds Monétaire International ou de la Banque Mondiale, c'est-à-dire de deux instances où Washington fait la pluie et le beau temps.

Occupation américaine avec ou sans l'ONU

Quant à l'ONU, elle en serait réduite à jouer les utilités sans le moindre droit de regard, au travers d'un "coordinateur" chargé de superviser l'aide humanitaire et d'assister "l'autorité d'occupation" dans l'effort de reconstruction du pays.

Bref, tout se passe comme si on était revenu quatre-vingt-trois ans en arrière, aux jours de 1920 où, en même temps qu'il voyait le jour, l'Irak fut placé sous mandat britannique avec l'aval de l'ancêtre de l'ONU, la Société des Nations - mandat qui n'était qu'une façon d'apposer sur la colonisation du pays le sceau du nouvel "ordre mondial" issu de la Grande Guerre.

La différence, néanmoins, c'est que les grandes puissances sorties victorieuses de la Première Guerre mondiale avaient chacune trouvé leur compte dans un repartage du monde aux dépens des vaincus, dont la mise en pièces du Moyen-Orient n'était que l'un des aspects. Aujourd'hui, les États-Unis, puissance impérialiste dont la domination est si écrasante qu'elle n'a guère de véritable rival, entendent dicter leurs termes et imposer aux autres impérialismes de se contenter des restes, s'il y en a -que ce soit en servant Bush servilement, comme le font l'Anglais Blair et l'Espagnol Aznar, ou en lui opposant une résistance aussi symbolique qu'impotente, comme Chirac et l'Allemand Schroeder.

De toute façon, chacun sait que le fait que l'ONU accepte ou pas de céder aux exigences américaines ne changera rien à l'affaire. D'ailleurs Bush a lui-même pris soin de mettre l'ONU devant un nouveau fait accompli en réunissant sa propre coalition, pour fournir les 250000 soldats qui, selon les estimations du Pentagone, seront nécessaires pour "stabiliser" la situation en Irak.

Le gouvernement français, quant à lui, reste mis à l'index par Washington malgré les nombreuses perches tendues à Bush depuis la chute de Saddam Hussein. Il en est donc réduit au même simulacre d'opposition que pendant la guerre elle-même, à ceci près que ses motivations apparaissent encore plus hypocrites, comme en témoigne l'interview de Dominique de Villepin parue dans Le Monde daté du 13 mai. Après avoir expliqué que la résolution américaine (et donc l'occupation de l'Irak) "constitue une base de départ", de Villepin se plaint de ce qu'"il y a dans le projet actuel l'idée de faire échapper l'autorité d'occupation à toute responsabilité juridique liée à l'exploitation pétrolière". Quelles que soient les protestations humanitaires du gouvernement français, c'est de toute évidence moins le sort de la population irakienne que celui des contrats de Total qui le préoccupe.

Une poudrière en formation

En Irak même, tout indique que les dirigeants américains commencent à prendre conscience qu'ils ont affaire à une situation potentiellement explosive. C'est ce que pourrait laisser penser le remplacement de l'ex-général Jay Garner et de toute une partie de son équipe. Ce qui est reproché à Garner n'est pas, comme on l'a dit, d'avoir été trop lent à rétablir des conditions de vie normales pour la population -ce dont Bush se moque bien- mais de ne pas avoir su rétablir l'ordre. Ce n'est pas pour rien si Bremer, son remplaçant, bien qu'ancien diplomate, a passé l'essentiel de sa carrière à s'occuper de terrorisme.

Mais quel ordre peut-il y avoir dans un pays où rien ne marche plus, où l'électricité ne fonctionne qu'un jour sur deux, et encore pour quelques heures seulement et pas partout, et où il n'y a toujours pas d'eau potable? Qu'est-ce qui peut empêcher la colère de la population de monter face à ces forces d'occupation qui n'ont rien prévu et ne font rien pour reconstruire ce qu'elles ont détruit? Au point même que le choléra en arrive à gagner les grandes villes du pays et que les médecins ne peuvent rien y faire, à la fois du fait de la pollution des eaux mais aussi parce que le matériel médical et les médicaments les plus élémentaires manquent.

Dans le sud du pays, le plus touché par la guerre, ce sont les forces intégristes chiites qui sont sans doute en train de capitaliser ce mécontentement, ne serait-ce que parce qu'elles ont été les premières à occuper le vide politique laissé par l'écroulement de Saddam Hussein.

À Nassiriya, à en croire la presse, l'ayatollah Mohamed Baker Al-Hakim, président du Conseil Suprême pour la Révolution Islamique en Irak (CSRI), a été accueilli triomphalement à son retour d'Iran, après 23 ans d'exil. Et son organisation a beau avoir été partie prenante des discussions avec Jay Garner en vue de la constitution d'une "autorité irakienne consultative", l'ayatollah n'en a pas moins proclamé sa détermination à refuser de participer à un gouvernement qui serait imposé par les autorités d'occupation.

Alors que se passera-t-il si le mécontentement de la population en venait à prendre un caractère explosif? Les États-Unis se trouveront-ils face au seul choix de se tourner vers l'intégrisme chiite pour tenter de contenir la colère de la population pauvre?

D'une certaine façon, ce ne serait d'ailleurs qu'une répétition de ce qui se passa en 1920 dans les débuts du mandat britannique et un autre aspect de la régression sociale résultant de cette dernière guerre impérialiste.À l'époque aussi, les occupants avaient provoqué une révolte de la population dans le sud et le centre du pays, non pas tant du fait de l'occupation elle-même que du fait de l'aggravation des conditions de vie qui en avait résulté -comme aujourd'hui. Et déjà à l'époque, après avoir noyé la révolte dans le sang, les colonisateurs anglais s'étaient appuyés sur les forces religieuses et tribales pour contenir la population pauvre. Mais en 1920, les ayatollahs ne prêchaient pas encore la république islamiste contre l'envahisseur américain.

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