Turquie : Un grain de sable dans une mécanique bien huilée06/03/20032003Journal/medias/journalnumero/images/2003/03/une1805.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Turquie : Un grain de sable dans une mécanique bien huilée

Il n'aura manqué que trois voix, samedi 1er mars, pour que le Parlement turc adopte la résolution autorisant les troupes américaines à se déployer sur le territoire turc pour accéder à celui de l'Irak.

Cette motion était présentée par le nouveau gouvernement, mis en place après les élections du 3 novembre dernier qui ont vu la victoire du parti AKP, le Parti de la Justice et du Développement, dit "islamiste modéré" et disposant de la majorité absolue au Parlement... mais voilà, une centaine de députés de l'AKP n'ont pas suivi les consignes de leurs dirigeants, entraînant un rejet de la motion qui met dans l'embarras le gouvernement turc... mais aussi celui des États-Unis.

Tout était pourtant bien prévu, et de longue date. Dans les plans de guerre de Bush et de l'état-major américain, la Turquie jouait un rôle stratégique central, en tant qu'allié privilégié des États-Unis, disposant d'une armée puissante et voisin direct de l'Irak. Un accord avait été conclu entre les États-Unis et le précédent gouvernement, celui d'Ecevit, pour l'utilisation du territoire turc. Les états-majors des deux pays continuaient, nonobstant le changement de gouvernement, à mettre leurs plans en pratique. Les dirigeants américains jouaient tranquillement leur double jeu vis-à-vis des Kurdes irakiens, leur faisant des promesses en sous-main pendant que l'état-major turc, de son côté, mobilisait ses troupes pour occuper le Kurdistan irakien, contrôler ses ressources pétrolifères, et s'opposer à toute velléité des Kurdes de prendre leur indépendance.

Le nouveau gouvernement d'Abdullah Gül n'était cependant pas enchanté, à peine en place, de devoir s'engager, aux côtés des États-Unis, dans une guerre impopulaire auprès de plus de 90% de la population turque. Aussi a-t-il préféré repousser le vote du Parlement sur la question, et aussi tenté de négocier le prix de son appui aux États-Unis. L'engagement militaire coûtera cher à la Turquie, un pays déjà en crise financière et dont la dette extérieure dépasse les 100 milliards de dollars, à quoi s'ajouteront la perte de nombreux marchés en Irak et dans les pays arabes. D'où la demande d'une aide des États-Unis, chiffrée à au moins trente milliards de dollars, mais pour laquelle ceux-ci se sont fait prier, ne promettant vraiment semble-t-il qu'environ vingt milliards...

C'est dans ces conditions que le gouvernement AKP n'a donc même pas réussi à emporter la décision de ses propres députés, risquant de précipiter une crise au sein du parti et du gouvernement. Et en attendant, les troupes américaines qui attendaient sur des navires au large de la Turquie le feu vert du Parlement pour débarquer et se ruer vers l'Irak, vont devoir patienter encore. Des camions de matériel et des troupes, débarqués dans les ports turcs et qui attendaient le même feu vert pour sortir de l'enceinte des ports et prendre la route de l'Irak, y restent bloqués.

Bien sûr, ce grain de sable, aussi inattendu qu'il soit, n'empêchera pas les plans américains de s'accomplir: les troupes américaines pourraient gagner directement le Kurdistan irakien par la voie des airs. D'autre part le gouvernement turc pourrait tenter, d'ici quelque temps, de soumettre de nouveau la question au vote, aidé peut-être par des promesses de crédits supplémentaires des États-Unis. Mais l'incident turc n'est peut-être que le premier exemple de la façon dont la politique américaine peut accélérer la déstabilisation des régimes de la région.

À peine quatre mois après son élection, c'est peut-être en effet la fin, pour le nouveau gouvernement d'Ankara, du relatif "état de grâce" dont il a bénéficié jusqu'à présent. Ou bien il réussit à emporter la décision du Parlement et apparaît comme imposant la politique américaine contre l'avis du pays et même du Parlement; ou bien il doit assumer la conséquence du choix fait par celui-ci. Or, la nouvelle de l'absence de l'aide américaine promise -suite au vote du Parlement- peut précipiter une nouvelle crise financière, et contribuer aussi à déclencher une crise politique dans le pays.

Le 4 mars, les Turcs ont appris d'ailleurs que le gouvernement avait pris aussitôt ses dispositions en lançant un plan d'austérité, à commencer par de nouveaux impôts et des coupes dans les salaires des fonctionnaires. Une façon d'annoncer à la population que, avec ou sans la participation à la guerre, c'est de toute façon elle qu'il fera payer.

Oui, pour le gouvernement Gül et pour le chef de l'AKP Recep Tayyip Erdogan, cela ressemble bien, de toute façon, à la fin de l'"état de grâce".

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