Italie - La manifestation du 23 mars contre le droit de licencier - La classe ouvrière a montré sa force, et maintenant ?29/03/20022002Journal/medias/journalnumero/images/2002/03/une1757.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Tribune de la minorité

Italie - La manifestation du 23 mars contre le droit de licencier - La classe ouvrière a montré sa force, et maintenant ?

Une foule jamais vue dans les rues de Rome : tels sont les commentaires à peu près unanimes après la manifestation appelée samedi 23 mars par le syndicat CGIL, la CGT italienne. Ce sont 700 000 personnes selon les autorités, mais sans doute en fait entre un ou deux millions de manifestants, voire trois millions selon les organisateurs, qui ont déferlé venus de toute l'Italie ; une marée humaine que l'immense esplanade du Circo Massimo ne pouvait contenir.

Pour cette manifestation contre le projet de Berlusconi de supprimer l'article 18 du statut des travailleurs - un article qui, dans les entreprises de plus de quinze salariés, oblige les patrons à réintégrer les travailleurs qu'ils ont licenciés abusivement -, la CGIL a il est vrai mis les grands moyens. 9200 cars spéciaux ont été loués - au point que, les compagnies italiennes ne suffisant plus, il fallut louer des cars en France ou en Allemagne -, ainsi que 61 trains spéciaux, et même cinq vols charters et quatre ferrys pour venir de Sardaigne et de Sicile, tous moyens de transport auxquels s'ajoutaient souvent les voitures individuelles des militants CGIL, mobilisées pour l'occasion.

Une épreuve réussie pour la CGIL

Pour la plus grande centrale syndicale italienne, l'enjeu était de démontrer son influence et sa capacité de mobilisation au moment où le gouvernement Berlusconi, et le patronat, voudraient faire passer en force leurs projets contre le monde du travail. Il s'agit de généraliser la précarité, la flexibilité, de rendre les licenciements plus faciles. Mais il s'agit aussi de remettre en cause, en grande partie, la concertation avec les organisations syndicales.

Sous les gouvernements de gauche qui ont précédé celui de Berlusconi, la plupart des remises en cause d'avantages ou de conquêtes sociales des travailleurs italiens sont passées grâce à la concertation avec les confédérations. A force de tout accepter du patronat et des gouvernements, les syndicats se sont discrédités auprès des travailleurs au point que bien des patrons estiment qu'au fond, ils pourraient fort bien se passer y compris de la concertation avec un syndicat comme la CGIL, et finalement remettre en cause une grande partie des règles contractuelles et de la législation sociale imposées par la classe ouvrière en plus d'un siècle de luttes.

Depuis plusieurs mois, le conflit entre gouvernement et syndicats s'est cependant cristallisé autour de la question de l'article 18, devenu particulièrement la cible d'un patronat qui veut pouvoir licencier comme il veut. Mais l'abolition projetée de cet article fait partie d'un ensemble. Au mois de septembre le ministre du Travail de Berlusconi, Roberto Maroni, membre de la Ligue du Nord - ce parti qui revendique l'autonomie de la " Padanie ", le Nord riche de l'Italie - a présenté son " Livre Blanc ". Il proposait justement d'en finir avec la concertation, jugeait dépassé le système des conventions collectives, vouées selon lui à faire de plus en plus place à des contrats individuels entre employeurs et salariés, de même que les contrats à durée indéterminé voués à être remplacés par des contrats " à la carte ".

Aujourd'hui, la démonstration de force est réussie pour la CGIL. Elle a fait la preuve de son influence vis-à-vis du gouvernement et des patrons, mais aussi vis-à-vis des deux autres syndicats minoritaires, la CISL et l'UIL, sur lesquels le gouvernement Berlusconi tentait de s'appuyer contre elle. Ces deux syndicats ont non seulement dû autoriser leurs adhérents à participer à la manifestation du 23 mars, mais aussi se rallier à la proposition de grève générale lancée par la CGIL que, dans un premier temps ils avaient combattue en la déclarant inopportune. Ainsi une prochaine étape a été fixée : ce sera une journée de grève générale unitaire CGIL-CISL-UIL, le 16 avril prochain.

Mais ce qui a été un succès pour la CGIL sera-t-il vraiment un succès pour les travailleurs italiens ? Ils auraient tort en tout cas de s'en remettre à la direction du syndicat, même si le leader de celui-ci, Sergio Cofferati, retrouve depuis quelque temps un ton un peu combatif. Ce sont le même syndicat, et le même Cofferati, qui ont collaboré depuis des années avec les gouvernements de centre-gauche en les aidant à imposer à la classe ouvrière recul sur recul.

Aujourd'hui, Cofferati reprend le devant de la scène en partie parce que les leaders des DS (l'ex PC italien devenu parti de gouvernement) sont trop discrédités pour le faire, de même que sur le plan politique ce sont des cinéastes comme Nanni Moretti, et autres intellectuels de gauche, qui prennent le relais des leaders DS et se mettent en avant contre Berlusconi. Mais dans tout cela il y a plus le souci de réapparaître comme une alternative crédible à Berlusconi que celui d'imposer réellement les exigences de la classe ouvrière.

L'utilisation du terrorisme

On l'a vu au moment même de la manifestation du 23 mars. Quelques jours auparavant un expert économique du gouvernement, Marco Biagi, un des experts ayant collaboré au " Livre Blanc " de Maroni, était assassiné à Bologne par un groupe se revendiquant des " Brigades Rouges ". Ce groupe terroriste, prétendant remplacer la lutte de la classe ouvrière par ses propres actions armées, existe-t-il réellement encore ? Ou bien s'agissait-il d'une manipulation, ou d'une provocation ? On a vu bien d'autres faits du même genre en Italie. Toujours est-il que le gouvernement Berlusconi a saisi l'occasion pour accuser les syndicats, par leurs revendications, d'encourager " l'extrémisme " et donc le terrorisme.

Or Cofferati ne s'est pas seulement dissocié de cet assassinat, qui non seulement est odieux par sa méthode mais n'a évidemment rien à voir avec la lutte des travailleurs. Il a aussi déclaré que la manifestation du 23 mars, du coup, serait aussi une manifestation contre le terrorisme et " pour la démocratie ", demandant même aux participants du meeting final, sur le Circo Massimo, d'observer une minute de silence en l'honneur de Marco Biagi, pourtant un des auteurs du projet contre lequel avait lieu la manifestation. C'était une révérence bien significative à l'Etat, aux institutions, et en même temps une façon d'amoindrir le sens de la manifestation elle-même.

Il est vrai que finalement, l'affaire a eu peu d'influence. La puissance de la manifestation, son caractère à la fois tranquille et déterminé, ont effacé les tentatives de peser sur le moral des manifestants par les accusations de collusion avec le terrorisme. Et les jours suivants, il régnait dans bien des entreprises un climat d'optimisme, fait à la fois d'une confiance retrouvée dans la force des travailleurs et de la conviction d'avoir marqué un point contre gouvernements et patrons.

Quant au gouvernement, en proie aux surenchères de partis plus irresponsables les uns que les autres, il ne facilite pas la recherche d'un consensus que la plupart des leaders syndicaux souhaiteraient. Lundi 25 mars, une rencontre prévue entre syndicats et gouvernement a été annulée, Cofferati demandant comme préalable des excuses de ce dernier à la suite des attaques de différents ministres. L'un d'eux, le leader de la Ligue du Nord Umberto Bossi avait déclaré que " les stupidités racontées par Cofferati dans les usines ont porté au terrorisme ", le ministre du Travail Martino que la manifestation CGIL " est un énorme danger pour la démocratie " et un autre demandé " de quel côté est la CGIL face au terrorisme " en l'accusant d'" ambiguité "...

Une occasion à saisir

On s'achemine donc maintenant vers la grève générale du 16 avril. Mais ce qu'il faut souhaiter, c'est que la confiance que bien des travailleurs ont sans doute retrouvée en eux-mêmes après la manifestation du 23 mars ne se mue pas en un simple chèque en blanc aux directions syndicales. L'arrogance de Berlusconi et de ses compères, la prétention des patrons à se croire tout permis et à imposer aux travailleurs un retour un siècle en arrière, sont peut-être en train de trébucher sur l'obstacle. Les travailleurs peuvent se servir de l'occasion, imposer non seulement le maintien de l'article 18 mais l'extension de ses garanties à l'ensemble des travailleurs précaires, intérimaires ou en contrat à durée déterminée, présenter aux patrons et au gouvernement la facture pour des années de recul de leurs conditions de vie, de travail, de salaire. Ils peuvent faire que la grève du 16 avril ne soit pas l'étape finale de leur mobilisation actuelle, mais un coup d'accélérateur vers un véritable mouvement de toute la classe ouvrière.

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