Turquie : Nouveau massacre dans les prisons29/12/20002000Journal/medias/journalnumero/images/2000/12/une-1694.gif.445x577_q85_box-0%2C13%2C166%2C228_crop_detail.jpg

Dans le monde

Turquie : Nouveau massacre dans les prisons

C'est avec cet ineffable cynisme qui les caractérise que les autorités turques ont baptisé du nom de "retour à la vie" l'opération militaire déclenchée le mardi 19 décembre à l'aube contre vingt prisons du pays. Le chef du gouvernement Bülent Ecevit a déclaré que celle-ci n'avait d'autre but que de "sauver les terroristes de leur propre terrorisme". Mais cette intervention massive, à laquelle ont participé 9 000 policiers et gendarmes équipés d'armes lourdes, s'est soldée officiellement par la mort d'au moins 25 prisonniers, et sans doute plus en fait, et de deux policiers.

La plupart des prisonniers, selon la police, se seraient immolés par le feu. Mais peut-on faire confiance à ses déclarations quand on voit avec quelle violence délibérée elle a choisi d'intervenir ?

Car c'est une fois de plus avec la dernière brutalité que l'armée et la police turques ont choisi de répondre aux revendications des prisonniers, dont certains faisaient la grève de la faim depuis 61 jours. Et cette violence de l'intervention avait sans doute aussi pour but de frapper l'opinion par une démonstration de force.

L'amalgame du gouvernement turc

Outre les prisonniers impliqués dans la guérilla kurde, les prisons turques comptent des milliers de prisonniers politiques. Ceux que le chef du gouvernement regroupe sous le terme général de "terroristes" sont en général des militants d'extrême gauche accusés d'être liés à des organisations prônant la guérilla, sans que, pour la plupart, ils aient participé pour autant à des actions armées. Et il peut suffire aussi d'avoir affirmé son soutien aux revendications nationales kurdes, ou d'avoir condamné la répression et l'attitude du gouvernement et de l'armée, pour être accusé de "séparatisme" ou de complot contre la sûreté de l'Etat et se retrouver en prison pour des années.

C'est pour mater ces prisonniers que, depuis des mois, le gouvernement poursuit son projet de mise en place des prisons dites "de type F" dans lesquelles ils seront mis dans des cellules individuelles et soumis à l'isolement total. C'est contre ce projet que plusieurs centaines de prisonniers faisaient la grève de la faim depuis deux mois.

A en croire le gouvernement turc, les prisonniers auraient jusqu'à présent disposé dans les prisons d'une liberté exceptionnelle, les gardiens ne pouvant pénétrer dans certains dortoirs comptant plus de cent personnes et où les prisonniers auraient même disposé d'armes. Mais il fait là, volontairement, un amalgame entre prisonniers d'extrême gauche et délinquants de droit commun, de la mafia notamment.

A plusieurs reprises en effet les journaux ont révélé que les "boss" de la mafia disposaient en prison de toutes les facilités, pouvant gérer leurs affaires par téléphone, disposant d'hommes de main et de gardes du corps armés, se faisant livrer les repas des meilleurs restaurants et recevant librement des prostituées. Mais à ce scandale-là, l'Etat n'a nullement mis fin, et pour cause. La corruption des gardiens, les facilités données aux mafieux découlent des liens étroits existant entre le milieu, et notamment celui des trafiquants de drogue, et l'extrême droite qui elle-même noyaute la police et l'armée et qui est de plus représentée au sommet de l'Etat puisque le parti fascisant MHP (Parti du Mouvement Nationaliste) fait partie du gouvernement au côté du "social-démocrate" Ecevit.

Une démonstration de force calculée

Bien sûr, il n'est absolument pas question d'envoyer les mafieux dans des "prisons de type F". Mais les 9 000 policiers alignés pour l'opération spectaculaire du 19 décembre, au cours de laquelle certaines prisons ont été prises d'assaut au canon, avaient pour fonction de faire oublier cette situation en se faisant la main sur des militants d'extrême gauche en grève de la faim. Le même scénario s'était produit il y a un peu plus d'un an, en septembre 1999 ; dix prisonniers, militants d'extrême gauche, avaient été battus à mort en prison quelques jours après des révélations sur les facilités dont disposaient les "boss" mafieux emprisonnés.

Ecevit donne satisfaction à l'extrême droite, toujours avide de satisfaire sa soif de répression, et à la police qui, justement, manifestait depuis quelques jours contre le gouvernement suite à un attentat où deux policiers avaient trouvé la mort. Mais il cherche aussi à faire oublier la pourriture de l'armée, de la police, des prisons et du régime tout entier dont l'affaire dite de Susurluk avait révélé il y a quelques années que certains de ses plus hauts dirigeants entretenaient des liens étroits avec des trafiquants et des assassins notoires.

Et puis le coup du 19 décembre est aussi une tentative de coup de force contre l'ensemble de la population turque. Si le gouvernement montre ainsi ses gros bras, ceux de sa police et de son armée, c'est sans doute aussi parce qu'il prévoit une aggravation de la situation sociale à la suite de la crise financière qui a éclaté il y a quelques semaines. De gros capitaux, notamment européens, s'étant retirés de Turquie, la Bourse d'Istanbul s'est écroulée. L'inflation, qui se maintient autour de 60 à 100 % l'an, pourrait s'accélérer de plus belle et une partie de l'économie sombrer dans la crise. Alors, et puisque la guérilla kurde est terminée, il est bon de montrer qu'il y a toujours un "ennemi intérieur" à vaincre ; si ce ne sont plus pour l'instant les Kurdes du PKK, ce sont donc les prisonniers d'extrême gauche qui sont offerts en sacrifice pour les démonstrations de force du régime.

Voilà quel ordre règne en Turquie, dans le silence gêné, voire complice, des dirigeants européens, pour qui ce pays est un partenaire de choix auquel il ne faut pas déplaire, et dont les médias - notamment français - reproduisent avec complaisance la version officielle du gouvernement d'Ankara.

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