Russie : Le pouvoir, sa réalité et son ombre15/12/20002000Journal/medias/journalnumero/images/2000/12/une-1692.gif.445x577_q85_box-0%2C13%2C166%2C228_crop_detail.jpg

Dans le monde

Russie : Le pouvoir, sa réalité et son ombre

Début décembre, la Douma (la chambre des députés russe) a vu arriver un projet de loi émanant d'un groupe de députés proche du président russe (et en fait de Poutine lui-même, selon les commentateurs) qui autorise les chefs des régions (les gouverneurs des provinces et les présidents des républiques fédérées) a briguer un troisième mandat consécutif.

«Je ne vois là que de l'inconséquence», a déclaré un des ténors de la Douma au journal Moskovski Komsomolets. Et pour cause, «cela contredit ce que disait le Kremlin, en mai et juin derniers», au lendemain de l'élection de Poutine à la présidence, rappelait un autre journal, à propos de la domination des élites régionales, des «barons régionaux», de l'absence de lois, de la corruption et de la nécessité de renforcer «la verticale du pouvoir». C'est-à-dire l'emprise du pouvoir central sur des pouvoirs régionaux qui lui échappent et qui le contestent, alors qu'ils lui sont en théorie subordonnés, et qui ont transformé leurs régions en autant de fiefs quasi indépendants.

Une loi taillée sur mesure

Cette loi, qui sera adoptée pratiquement neuf ans jour pour jour après l'éclatement officiel de l'URSS sous la pression des chefs de la bureaucratie des républiques et régions alors soviétiques, semble taillée sur mesure pour satisfaire les ambitions des chefs des régions de la Fédération de Russie. Ainsi, le chef d'une des plus riches régions du pays, le Tatarstan, qui était déjà premier secrétaire du parti de cette république du temps de l'URSS et qui, depuis 1991, s'y est fait élire et réélire président en tenant cette république (et ses richesses) d'une main de fer, pourra s'y faire à nouveau élire (car personne ne doute du résultat d'élections que lui et sa bande contrôlent comme tout le reste), la loi passant l'éponge sur sa première élection. Et toute une pléiade de gouverneurs et présidents qui, en l'état actuel de la législation, auraient été censés passer la main, pourront faire comme lui. Le seul à ne pas bénéficier des dispositions plus qu'accommodantes de cette nouvelle loi est Loujkov, le maire de Moscou (et à ce titre gouverneur et chef du «gouvernement de la région capitale»). Sans doute parce que, siégeant quasiment sous les fenêtres de Poutine, il est un symbole par trop visible de l'incapacité du président russe à s'imposer, même dans la capitale du pays.

Bien sûr, Poutine n'a pas impulsé cette loi pour le seul plaisir d'écarter un de ses principaux rivaux... en laissant les mains libres à tous les autres, et même en leur permettant de conforter leur emprise sur leurs fiefs. En fait, une fois passée l'élection présidentielle et les effets de menton qui l'ont accompagnée, Poutine ne sait toujours pas plus que son prédécesseur Eltsine comment faire plier devant lui les chefs régionaux de la bureaucratie russe. Et alors que sa tentative guerrière de réduire la sécession tchétchène marque le pas, Poutine a moins que jamais les moyens de ses déclamations contre les barons du régime et, comme avant lui Eltsine, il doit composer avec eux. D'autant plus d'ailleurs que, dans le cadre des élections en cours, les gouverneurs dont la poigne sur leur fief est la plus assurée n'ont apparemment guère de difficultés à se faire réélire et ne se privent pas d'arguer de leur «légitimité démocratique» pour s'opposer par avance à toute tentative d'empiétement du pouvoir central sur leurs prérogatives.

Faire du neuf (?) avec du vieux...

En même temps qu'il composait avec les chefs des régions, Poutine a présenté aux députés un projet de loi permettant au Kremlin de déposer les gouverneurs. A défaut de lui en donner les moyens, cela lui permet de sauver la face. Il faut dire que, en ce moment, Poutine semble éprouver bien des difficultés à faire croire que sa présidence représenterait un changement notable avec la précédente, sans même parler d'une rupture avec le passé.

Ainsi, ces jours-ci, il a lancé à grand renfort de battage médiatique un concours... pour doter la Russie d'un hymne national en même temps qu'une offensive contre ce qui était présenté comme les symboles du passé soviétique. En effet, neuf ans après la disparition de l'URSS, la Russie n'avait toujours pas officiellement de drapeau, d'hymne et d'armoiries autres que ceux de l'époque soviétique. Certes, on voit ici et là flotter un drapeau tricolore qu'Eltsine avait exhumé du temps des tsars, tout comme l'aigle impérial à deux têtes. Mais, pas plus la constitution de 1993, imposée par Eltsine à coups de canons contre les élus au Soviet suprême, et à la population à coups de tricheries électorales, que les différentes majorités parlementaires depuis lors, n'avaient avalisé ces symboles.

Du coup, sur bien des édifices, des documents officiels, sur les uniformes, ce sont encore souvent la faucille et le marteau que l'on voit et, tandis que l'aigle bicéphale peine à prendre son envol, la compagnie aérienne étatique russe Aéroflot continue toujours à assurer tous ses vols sous un sigle mêlant la faucille et le marteau. Quant à l'armée - en fait, l'état-major et le corps des officiers -, elle avait déjà obtenu d'Eltsine de pouvoir conserver le drapeau rouge, officiellement qualifié d'étendard de la Victoire (sur le nazisme).

D'emblée, Poutine a affirmé qu'il n'était pas question de revenir sur ce point. Tout général (du KGB-FSB) qu'il soit, il ne tient sans doute guère à prendre de front un des piliers du régime.

S'agissant de l'aigle bicéphale tsariste, il a obtenu son adoption par la Douma, y compris par l'immense majorité des députés du parti dit communiste! Pour ce qui est de l'hymne officiel de l'Etat russe, Poutine a annoncé qu'il ne s'opposait pas à ce que l'on garde la mélodie du précédent, mais qu'il fallait en changer les paroles.

L'hymne soviétique n'avait, depuis longtemps, plus rien à voir avec le lointain passé révolutionnaire de l'URSS. En pleine Seconde Guerre mondiale, Staline avait rejeté les paroles et la musique de l'Internationale (choisie comme hymne après Octobre 1917) pour les remplacer par un chant patriotique. Cela faisait partie d'un tout avec la dissolution, à la même époque, de l'Internationale Communiste (ou plutôt, de ce que la bureaucratie stalinienne en avait fait) et le recours aux discours vantant la fraternité et la gloire des peuples slaves, ou bien aux popes de l'Eglise orthodoxe pour qu'ils bénissent les troupes partant au front. Et c'était finalement bien plus conforme à la réalité de la politique nationaliste, chauvine et contre-révolutionnaire que la bureaucratie menait déjà depuis une quinzaine d'années.

Autant dire que, sur ce terrain, le changement voulu par Poutine n'en est pas vraiment un. D'autant que dans nombre de discours et interviews, il s'est montré rien moins que critique vis-à-vis du stalinisme, bien au contraire, puisqu'il s'en revendique même pour ce qui est du nationalisme et de l'Etat fort. Sous l'angle au moins du nationalisme, il est probable qu'avec ces «vrais-faux» changements de symboles, il pourra obtenir un consensus à la Douma, et se targuer d'un succès. Poutine a ceux qu'il peut.

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