Lire : Bonnes feuilles de " Paroles de prolétaires ", d'Arlette Laguiller - " Ce n'est pas la peine qu'on vous fasse un arrêt "01/09/20002000Journal/medias/journalnumero/images/2000/09/une-1677.gif.445x577_q85_box-0%2C13%2C166%2C228_crop_detail.jpg

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Lire : Bonnes feuilles de " Paroles de prolétaires ", d'Arlette Laguiller - " Ce n'est pas la peine qu'on vous fasse un arrêt "

Nous poursuivons cette semaine la publication d'extraits du livre d'Arlette Laguiller, Paroles de Prolétaires, paru au printemps 1999. Ce livre rassemble de nombreux témoignages de travailleurs illustrant ce qu'est aujourd'hui encore la condition de la classe ouvrière.

Le chapitre de ce livre intitulé Les usines qui mutilent et qui tuent montre comment de nombreux employeurs s'emploient à dissimuler les accidents de travail qui ont lieu dans leurs entreprises.

Le Parisien a publié il y a quelques mois une enquête mettant en lumière " les méthodes d'EDF pour le zéro accident ", signalant les pressions exercées sur les victimes pour qu'elles ne déclarent pas les accidents du travail, et affirmant que les chefs d'unité étaient intéressés " sous forme de primes annuelles de plus de 200 000 francs au contrat d'objectif "zéro accident" ".

Maurice a aussi vu mettre en oeuvre cette manière de dissimuler les accidents du travail dans l'usine de la région lyonnaise qui l'emploie :

" Je suis cariste à la forge. Dans cet atelier, la principale nuisance est le bruit. Le poste le plus bruyant est le pilon.

Le conducteur du four fait chauffer les lopins d'acier jusqu'à 1 300 ¡C. Quand il ouvre le four pour prendre les lopins, il fait facilement 50 ¡C à son poste. Ensuite le lopin est pris par l'estampeur qui le manipule avec des tenailles et le place sur la matrice. On actionne ensuite le pilon. Du métal incandescent est projeté. Les gars ont souvent des brûlures sur tout le corps. Outre ces brûlures, beaucoup ont des problèmes de tendinites ou de lombalgies.

Quand quelqu'un est malade, la maîtrise téléphone pour prendre des " nouvelles ". Au passage, évidemment, le chef rappelle que ça coûte cher à l'entreprise. Ensuite, s'il y a arrêt de travail, le chef " suggère " de ne pas envoyer l'arrêt à la caisse de Sécurité sociale : " Tu peux rester chez toi deux ou trois jours, puis on essaiera de te reclasser. "

Cette pression contre des absences pourtant justifiées existe aussi pour les arrêts maladie, mais elle est systématique en cas d'accident du travail. Au retour, on est convoqué pour établir " l'arbre des causes " et la hiérarchie essaie souvent de nous culpabiliser en invoquant un éventuel non-respect des règles de sécurité.

Cela marche, parce que la maîtrise a évidemment beaucoup de moyens de pression : pas d'augmentations individuelles, refus d'arrangement pour les vacances, travaux les plus durs pour les récalcitrants...

Il y a beaucoup de jeunes intérimaires dans l'atelier, et pour eux les pressions sont encore plus fortes. Le moindre retard, le moindre accident, peut faire que le jeune soit renvoyé. Par exemple, un jeune accidenté a été reclassé comme cariste à l'extérieur, en plein hiver, sans veste de protection contre le froid.

La direction multiplie les réunions, en particulier sur la sécurité. Là évidemment elle ne discute jamais du budget concernant la sécurité, mais uniquement du " comportement des opérateurs ". Dernièrement, une plaque d'assise au pilon se fendait régulièrement, mais le travail continuait. Il a fallu que le délégué HS inscrive cela au registre du CHS pour que la direction se décide à faire les réparations. Ensuite les chefs ont essayé de monter les ouvriers contre ce délégué, en voulant faire récupérer les heures perdues.

En tant que cariste, je fais un travail qui est le plus facile de la forge. C'est là, souvent, que la direction reclasse les malades ou les accidentés.

Mais les chariots élévateurs que nous utilisons sont des antiquités, ils ont facilement trente ans d'âge, la direction assistée n'est pas d'origine, et quelquefois elle n'est pas très assistée. Les allées extérieures et intérieures sont pleines de trous. Cela multiplie les risques d'accident, de chute de containers. Pour ceux qui, comme moi, travaillent à l'extérieur, il n'y a pas de chariots fermés en cas de pluie ou de froid. "

Roland, qui travaille depuis plus de quinze ans dans le même groupe, a vu lui aussi au fil des années de nombreux accidents du travail :

" Il y a quelques années un jeune qui était en CDD a eu un doigt coupé. Il travaillait à l'usinage des blocs. En bout de ligne, il y a une machine qui contrôlait automatiquement les blocs. Mais elle ne marchait pas bien : il fallait secouer les blocs à la main pour qu'elle se mette en route. Cela durait depuis des mois. La maîtrise était au courant, et le jeune avait été " formé " comme ça. Mais un jour le mécanisme de la machine s'est déclenché alors qu'il avait sa main dans un fût du bloc, et il a eu le doigt sectionné.

A la fonderie, un intérimaire qu'on avait envoyé faire du nettoyage sous un convoyeur à copeaux qui continuait à fonctionner a eu le bras arraché. Cela n'aurait jamais dû arriver, puisque le convoyeur aurait dû être arrêté pendant le nettoyage.

Quand il y a des accidents du travail, on propose systématiquement un reclassement au gars. ,a permet à l'usine de payer moins de cotisations pour les accidents du travail. D'ailleurs, les hôpitaux sont au courant et, à des gars qui avaient été envoyés à l'hôpital par la direction, on a dit en substance : " Ce n'est pas la peine que l'on vous fasse un arrêt, là où vous travaillez, vous serez reclassés. "

Un jour, j'ai attrapé un lumbago en portant des pièces qui pesaient entre 20 et 30 kg. On devait les porter à la main car, s'il y avait bien un palan au-dessus de la machine, il n'y avait pas de crochet au bout du palan pour prendre les pièces ! J'ai été arrêté en accident du travail un peu plus d'une semaine, et quand je suis revenu au travail, mon contremaître m'a dit : " Dans vingt ans, vous serez encore AF3 " (ma qualification de l'époque, qui correspondait à OS3). Simplement parce que j'avais pris mes jours d'arrêt. Mais après mon accident, ils avaient quand même trouvé un crochet pour le palan.

Un ouvrier était tombé dans une fosse et s'était blessé au genou. Il est allé voir son médecin, qui lui a fait un arrêt de travail pour accident de travail. Le gars a ensuite téléphoné à l'usine pour qu'on lui envoie la déclaration d'accident du travail. Le responsable de la sécurité lui a répondu qu'il devait venir la chercher à l'usine. Cet ouvrier n'avait pas de voiture et habitait à cinquante kilomètres. Du coup il est allé voir son médecin et s'est fait mettre en maladie au lieu d'accident du travail, ce que l'employeur préfère.

Un autre ouvrier a eu un accident de trajet il y a quelques années. Il a d'ailleurs été reconnu travailleur handicapé par la Cotorep. Ensuite il a eu deux accidents du travail. Depuis il a régulièrement des problèmes à la colonne vertébrale et il s'arrête quelquefois. Tous les ans, ou presque, il reçoit une lettre de son chef d'atelier et du chef du personnel qui lui reprochent de perturber le " bon fonctionnement " de l'atelier. Récemment, il a reçu une lettre le menaçant de mesures " plus graves ".

Un magasinier qui approvisionne les lignes de montage des moteurs se coince un doigt entre deux pièces en les prenant avec un palan. Un témoin prévient le chef d'équipe du secteur pour qu'il l'envoie à l'infirmerie. Mais le chef commence d'abord à l'engueuler parce qu'il a pris deux pièces en même temps au lieu d'une, alors que tout le monde fait comme cela pour aller plus vite, et que la maîtrise ne dit rien... sauf quand il y a un accident. Ensuite le chef appelle un de ses collègues. Tous les deux se font expliquer l'accident. Quand ils ont enfin fini de mener l'enquête, ils envoient quand même le magasinier à l'infirmerie, laquelle l'expédie à l'hôpital passer des radios. "

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