Algérie : Les fusils de la "concorde civile"26/05/20002000Journal/medias/journalnumero/images/2000/05/une-1663.gif.445x577_q85_box-0%2C13%2C166%2C228_crop_detail.jpg

Tribune de la minorité

Algérie : Les fusils de la "concorde civile"

C'est par des tirs de grenades lacrymogènes et de balles plastiques et par des coups de matraque que la manifestation de plusieurs milliers d'ouvriers sidérurgistes d'Alfasid (6 000 salariés) filiale de Sider, à El Hadjar, près d'Annaba, a été accueillie mardi 16 mai par les forces de l'ordre. Ce tir à bout portant et sans sommation a fait plusieurs centaines de blessés dont une trentaine de graves. Selon la presse algérienne, l'émotion est considérable dans la classe ouvrière. Dans ce pays qui connaît en permanence la violence des attentats terroristes et celle de l'armée au pouvoir, il est pourtant très inattendu que les forces de répression se heurtent violemment avec les travailleurs. En effet l'UGTA, l'ancien syndicat unique, est toujours parvenu à servir de tampon, en empêchant les travailleurs de descendre dans la rue. L'UGTA, toujours liée au pouvoir, appelant à cette démonstration pacifique, les travailleurs d'Alfasid ne s'attendaient pas du tout à l'assaut des forces d'intervention de la gendarmerie. Le Quotidien du 18 mai écrit : " La charge policière a été délibérément ordonnée pour constituer un message de dissuasion sans équivoque. Le pouvoir fait ainsi comprendre qu'il ne tolère, sous aucun prétexte, que le mécontentement social déborde hors des enceintes que sont les lieux de travail ".

A l'origine du conflit, il y a la déclaration de la direction d'Alfasid, affirmant qu'elle allait utiliser les salaires de mai et juin des ouvriers pour payer ses dettes au fournisseur de minerai de fer. Les ouvriers sidérurgistes, qui ont subi de multiples plans de licenciement, perdant plus de la moitié des emplois, ont été des mois sans salaire et sont menacés par la privatisation du trust en train de se négocier, ont décidé de ne pas se laisser faire. Le patron d'Alfasid prétend maintenant qu'on l'a mal compris, qu'il a payé les dettes de l'entreprise et que " la ponction sur les salaires n'était qu'une hypothèse ". Mais la grève continue au moment où nous écrivons car la révolte est loin d'être retombée. Un mouvement de solidarité s'est même développé dans la classe ouvrière. Les travailleurs d'autres grandes entreprises du pays menacées par la privatisation, comme SNVI de Rouiba, ou l'ENIEM de Sidi Bel Abbes, se sentent même directement concernés par cette grève et évoquent la possibilité d'une lutte d'ensemble contre les privatisations.

Face à ce risque d'extension du mouvement, le syndicat UGTA n'a rien eu de plus pressé que d'envoyer des dirigeants nationaux sur place pour, selon ses propres termes, " calmer les travailleurs " d'Alfasid et pratiquer des opérations de diversions, à SNVI Rouiba par exemple. L'UGTA est momentanément parvenue à ce que les rassemblements aient désormais lieu à l'intérieur de l'entreprise où les assemblées se tiennent chaque jour avec de nombreux travailleurs des usines voisines. Le dirigeant de l'UGTA Sidi Saïd a déclaré : " restez vigilants et ne sortez pas du complexe. [...] Il ne faut pas recourir à la confrontation ". Loin d'appeler les 23 autres filiales de Sider, pourtant en ébullition, à se joindre à la grève, Sidi Saïd a appelé les travailleurs d'Alfasid à reprendre le travail après une manifestation de 6 000 ouvriers dimanche 21 mai !

La paix et la stabilité ?

L'objectif du président Bouteflika est de donner l'image d'un pays stable qui attire les investisseurs. C'est pourquoi il ne s'est engagé, prudemment, à faire la paix avec les islamistes et à mettre fin à la guerre civile qu'avec l'espoir que le front social reste calme. Car si les attentats nuisaient à l'image internationale de l'Algérie ils servaient aussi à justifier le climat sécuritaire, les arrestations arbitraires et l'interdiction des mouvements sociaux.

Or, non seulement l'Algérie est loin d'en avoir fini avec les attentats (il y a selon la presse en moyenne plus de 200 morts par mois) mais les événements d'Alfasid se produisent alors que l'Algérie connaît une recrudescence de luttes, dans les usines comme dans le secteur des Finances ou de l'Enseignement, par exemple.

Le journal algérien Le Matin du 29 avril titrait déjà à la une : " La bombe sociale fait peur ". Le monde du travail et les couches populaires connaissent en effet une situation sociale catastrophique, avec une hausse galopante de la pauvreté. A Montréal, Bouteflika lui-même, vient de reconnaître devant les représentants des grandes compagnies canadiennes : " Les bons résultats économiques ont été obtenus avec un coût social élevé. L'assainissement du secteur public économique s'est traduit par la suppression de plus de 400 000 emplois. Le pouvoir d'achat des salariés a été fortement amputé, cependant que le taux de chômage avoisine 30 % de la population active. "

Bouteflika a beau s'efforcer de convaincre la population que " certes les questions du chômage, du logement, de la santé, de l'école sont importantes mais la paix est prioritaire ". Les mouvements qui ont lieu en ce moment montrent que les travailleurs ne sont pas résignés et ne veulent pas se laisser sacrifier. Pas même au nom d'une politique de " concorde civile " qui masque bien mal qu'avec la privatisation de l'économie étatisée et l'augmentation de la rentabilité, il s'agit de développer une bourgeoisie prospère qui s'approprie officiellement les richesses du pays.

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