Il y a 80 ans : Turquie, 23 avril 1920, le début de la révolution kemaliste28/04/20002000Journal/medias/journalnumero/images/2000/04/une-1659.gif.445x577_q85_box-0%2C13%2C166%2C228_crop_detail.jpg

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Il y a 80 ans : Turquie, 23 avril 1920, le début de la révolution kemaliste

Le 23 avril 1920 se réunissait à Ankara la Grande Assemblée nationale turque. S'opposant au sultan et à ses protecteurs impérialistes, elle remettait le pouvoir à un gouvernement présidé par Mustafa Kemal.

La lutte pour une Turquie indépendante commençait. Elle liquida les séquelles de l'Empire ottoman et constitua un territoire national turc au prix d'une guerre contre la Grèce et les Alliés, avant que, à l'issue de cette période, Mustafa Kemal prenne une série de mesures de modernisation du pays et de la société.

L'Empire ottoman et la guerre mondiale

L'Empire ottoman, qui avait dominé le monde méditerranéen, était depuis longtemps " l'homme malade " dont les voisins se disputaient les dépouilles et dont les provinces périphériques s'émancipaient. En 1914, hors des actuelles frontières turques, il ne dominait plus que l'Irak, la Syrie, la Palestine et la rive orientale de la mer Rouge. Son économie et ses finances étaient pillées par les pays impérialistes, en particulier anglais et français.

La majorité des 13 millions de Turcs d'alors étaient des paysans sans terre. C'est eux qui fournissaient l'impôt et les soldats. À la pauvreté, à la corruption, s'ajoutait l'analphabétisme, imposé au nom de l'Islam. L'unique lycée avait ouvert en 1868. Les tentatives de réformes, comme celle des " Jeunes Turcs " en 1908, n'eurent guère d'effet.

Après les atroces guerres balkaniques de 1912 et 1913, la guerre mondiale accéléra l'effondrement. Allié de l'Allemagne, l'Empire ottoman perdit l'Irak, la Syrie et la Palestine. Les trois quarts de l'Anatolie furent partagés entre des zones d'occupation anglaise, française, italienne et grecque.

Mustafa Kemal contre le sultan

Le sultan accepta les conditions des Alliés, comptant sur leur protection et sur leurs rivalités pour conserver son pouvoir absolu. Cette capitulation, qui prétendait sauvegarder l'Empire et l'Islam, révoltait de nombreux Turcs. La résistance s'organisa autour de Mustafa Kemal.

Kemal était un soldat de métier, qui s'était battu pour l'Empire sur tous les fronts. Il était maintenant convaincu que l'Empire n'était qu'une chimère. Pour lui, tout ce qui en restait était le peuple turc, dont il fallait sauvegarder l'indépendance. Pour cela, il devait s'opposer non seulement aux Alliés vainqueurs, mais aussi au sultan.

Mustafa Kemal préféra d'abord ne pas l'attaquer de front. Mais le gouvernement anglais trancha la question, en occupant Constantinople (aujourd'hui Istanbul) avec 100 000 soldats et en arrêtant plus de 150 députés. Le sultan se mit avec empressement aux ordres des occupants. Kemal put alors réunir à Ankara, au centre du territoire turc, la Grande Assemblée nationale qui lui remit le pouvoir, prétextant que le sultan et son gouvernement se trouvaient prisonniers des Anglais.

Cette prudence de langage ne suffit pas. Le sultan déclencha contre Kemal et l'Assemblée une guerre sainte qui faillit bien les anéantir, tandis que Grecs, Arméniens et Français passaient à l'attaque. Cernés de tous côtés, les nationalistes furent sauvés quand on apprit les clauses du traité de Sèvres, que le sultan ratifia.

Par ce traité, les impérialistes vainqueurs ne laissaient à la Turquie qu'un quart de l'Anatolie ainsi qu'Istanbul, elle-même placée au coeur d'une zone internationale visant à donner aux pays impérialistes toute liberté de circulation sur les détroits des Dardanelles et du Bosphore. D'un coup, le sultan qui avait accepté cette capitulation perdit toute autorité. La population se rallia rapidement aux seuls qui avaient prêché et préparé la résistance : Kemal et les nationalistes.

La guerre de libération

La lutte du gouvernement turc eut le soutien de l'Etat soviétique. La raison n'était pas seulement que les alliés et l'Etat arménien avaient mené la guerre civile contre les soviets. Certes, Lénine n'avait aucune illusion sur les dirigeants turcs, nationalistes et viscéralement anticommunistes. Mais soutenir le gouvernement nationaliste turc dans sa lutte contre les grandes puissances et leurs valets locaux n'était que l'application de la politique léniniste vis-à-vis des nations opprimées, la seule capable d'inspirer aux peuples la confiance à l'égard des soviets et aussi de ménager les chances d'un mouvement communiste turc.

En quelques mois, les armées turques écrasèrent les troupes arméniennes et kurdes et repoussèrent les Italiens et les Français. Les Anglais durent évacuer Istanbul. Occupées par leurs rivalités et menacées de l'intérieur par la contestation ouvrière, les grandes puissances ne voulaient pas mobiliser à nouveau.

C'est le gouvernement grec qui se chargea de faire appliquer le traité de Sèvres. Son armée occupait déjà la région de Smyrne, où les Grecs étaient nombreux. Au terme d'un affrontement de deux ans, les armées grecques, supérieures en nombre et en équipement, s'effondrèrent, abandonnant les Grecs d'Asie, qu'elles avaient enrôlés pour leur cause, à la vengeance des Turcs. La paix signée avec la Grande-Bretagne, la France et l'Italie annulait le traité de Sèvres et reconnaissait les actuelles frontières turques.

L'oeuvre kemaliste

Artisan de l'indépendance et de la victoire, Mustafa Kemal s'était du même coup imposé à la tête de la Turquie. Devenu président de la République, il allait travailler à moderniser le pays avec les mêmes méthodes autoritaires et souvent expéditives qu'il avait employées en tant que militaire.

Le pays fut laïcisé. Mustafa Kemal décréta l'abolition de la polygamie, de la religion d'Etat, des tribunaux et de l'enseignement religieux, l'interdiction du port du voile pour les femmes (qui eurent le droit de vote en 1934) et du fez pour les hommes, l'obligation du mariage civil et du nom de famille. Le nouvel Etat organisa l'instruction publique, adopta le système métrique, introduisit l'alphabet latin au lieu de l'alphabet arabe inadapté à la langue turque, ainsi que le calendrier occidental.

Les changements économiques furent moins radicaux. La réforme agraire fut partielle, la moitié des paysans restèrent sans terre et les améliorations techniques profitèrent aux plus riches. L'Etat prit en charge la création d'une industrie, réorganisa banques et transports. On ne fit pas appel aux capitaux étrangers, mais l'effort pesa tout entier sur les couches populaires. Cette industrialisation toucha vite ses limites : elle resta embryonnaire et ne suffit pas à sortir le pays du sous-développement.

Toutes ces réformes furent imposées d'une main de fer. Le régime présidentiel fut vite dictatorial, le parti de Kemal devint parti unique. Les minorités, Kurdes, Grecs et Arméniens, furent soumises militairement. Toute opposition politique ou sociale fut écrasée, les formations communistes dissoutes, les grévistes châtiés, les dirigeants du premier Parti Communiste turc, fondé par Mustapha Suphi, furent assassinés. Tout en accomplissant sa révolution, Kemal imposa l'ordre des potences, de façon à empêcher toute tentative des masses, de la classe ouvrière ou même simplement des minorités nationales, de poser leurs propres revendications.

Face à des puissances impérialistes qui s'étaient déjà partagé l'Anatolie, Mustafa Kemal a en quelque sorte " sauvé les meubles " pour la bourgeoisie turque. Sa dictature militaire a permis d'installer un Etat, de lui tracer des frontières, de parvenir à une certaine modernisation, tout en tenant en respect le prolétariat et les classes pauvres. Elle n'a pas sorti la Turquie du sous-développement, ni de sa dépendance profonde à l'égard de l'impérialisme, mais elle a fait de celle-ci une sorte de puissance relais de l'impérialisme que celui-ci apprécie pour sa force militaire et sur lequel il s'appuie pour mener sa politique dans la région. La bourgeoisie turque en retire une relative aisance, du moins en comparaison de ses homologues des pays voisins. Il n'en est pas de même pour les masses populaires bien sûr et, pour tenir celles-ci en respect, le régime oscille entre des périodes de dictature militaire ouverte et des périodes de libéralisation très relative, dont les masses en tout cas ne profitent guère.

Le visage du régime turc d'aujourd'hui, c'est aussi celui de la corruption, des scandales, de la répression et de l'arbitraire d'une police et d'une armée toutes-puissantes.

Reste qu'aujourd'hui l'industrialisation relativement importante de l'Ouest de la Turquie a aussi fait naître dans ce pays, qui compte aujourd'hui plus de 60 millions d'habitants, une classe ouvrière nombreuse, concentrée et combative, que les coups d'Etat successifs n'ont pas réussi à briser et qui continue à se manifester malgré l'encadrement étroit auquel elle est soumise par des appareils syndicaux très bureaucratiques et par une législation syndicale contraignante.

C'est à cette classe ouvrière qu'appartient l'avenir. Le kemalisme a tout au plus réussi, au prix de terribles souffrances pour les masses, à ménager une petite place à la bourgeoisie turque, à l'ombre de l'impérialisme. Mais c'est l'impérialisme lui-même qu'il faut briser, ce système qui engendre à chaque pas la misère, le sous-développement et la guerre. Et cela, ce sera l'oeuvre de la classe ouvrière, celle de Turquie comme celle du reste du monde.

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