Grande-Bretagne : La société malade de la grippe, de l'austérité et de la pauvreté14/01/20002000Journal/medias/journalnumero/images/2000/01/une-1644.gif.445x577_q85_box-0%2C13%2C166%2C228_crop_detail.jpg

Dans le monde

Grande-Bretagne : La société malade de la grippe, de l'austérité et de la pauvreté

Pour qui voudrait se faire une idée de l'impact prévisible des réformes en cours en France dans la Santé publique, la situation du service de santé anglais, le NHS, où des réformes similaires ont été mises en place à partir du milieu des années 1980, en dit plus long que tous les raisonnements. Il aura suffi en effet d'une épidémie de grippe pourtant relativement modeste selon les autorités médicales, pour conduire le NHS au bord de la paralysie.

La grippe sévit en effet dans le pays depuis la dernière semaine de décembre. D'après les chiffres fournis par les hôpitaux et les médecins généralistes, plus de 200 000 cas auraient été recensés. Mais des sondages effectués par les services sociaux de grandes municipalités indiqueraient qu'un tiers des malades au moins échapperaient à ces statistiques, ce qui porterait le total à plus de 300 000.

Les médecins de l'austérité

Le fait qu'un tiers des malades atteints de la grippe n'aient pas été vus, ne serait-ce qu'une fois, par un médecins, reflète assez bien l'état du NHS, et en particulier de la médecine de famille.

L'un des aspects des réformes de la dernière décennie a été en effet la " commercialisation " de la médecine de famille. Jusqu'alors les généralistes avaient un statut de prestataires indépendants dont le NHS payait les consultations sur la base d'un forfait, sous réserve que le nombre de leurs patients réguliers dépasse un certain seuil. Chaque individu était par ailleurs inscrit auprès d'un généraliste et, en dehors des services d'urgence hospitaliers, c'était la seule façon de voir un médecin.

Les réformes des dernières années ont maintenu ce système. Mais elles ont poussé les généralistes à se regrouper en cabinets médicaux capables de fournir certaines des prestations jusque-là fournies par les hôpitaux. Les cabinets médicaux se sont multipliés, certains généralistes se spécialisant dans un domaine particulier tandis que d'autres ne se consacraient plus qu'aux aspects administratifs de la gestion de ces cabinets. De sorte que, même si sur le papier le nombre de médecins par habitant est resté le même, dans les faits il a diminué de façon significative.

L'autre aspect de ces réformes a été de fournir à ces cabinets une sorte d'intéressement à limiter le coût total des soins et médicaments prescrits. De sorte que, par exemple, des personnes atteintes de maladies chroniques, mais entraînant des traitements coûteux ou fréquents, ont eu de plus en plus de mal à trouver un généraliste prêt à les prendre sur leur registre. Car non seulement les généralistes peuvent décourager leurs " mauvais " patients en ne les voyant que de loin en loin, mais ils peuvent aussi refuser un nouvel inscrit sans avoir de compte à rendre à personne.

C'est ainsi que le nombre de ceux ne figurant sur les registres d'aucun généraliste a augmenté brutalement au cours de la dernière décennie, en particulier parmi les personnes âgées. Et, à moins de disposer de ressources suffisantes pour consulter un médecin privé (et ils sont très chers), en cas de maladie cela signifie que le seul recours est d'aller à l'hôpital.

La rentabilisation des hôpitaux

Les services d'urgence des hôpitaux britanniques ont toujours offert des consultations de médecine générale et, sur le papier, ils continuent à le faire. Mais là aussi, les réformes de ces dernières années et en particulier les pressions exercées pour transformer chaque hôpital en " unité de production commercialement rentable ", ont réduit ces prestations considérées comme étant " à faible valeur ajoutée " dans la comptabilité officielle du " marché de la Santé " institué par Thatcher.

De sorte que ces consultations, comme nombre de prestations que tous les hôpitaux offraient jadis, sont aujourd'hui rationnées au maximum. Et face à l'afflux des malades dû à l'épidémie de grippe, les consultations d'urgence ont rapidement été engorgées, et souvent contraintes à fermer leurs portes purement et simplement. Et cela d'autant plus que, autre conséquence des réformes, nombre de petits hôpitaux de province n'ont même plus de médecin : ce sont les généralistes du coin qui, à tour de rôle, viennent assurer les consultations.

Plus grave encore est l'incapacité des services d'urgence à prendre en charge les malades pour qui la grippe constitue une menace sérieuse. Depuis le début janvier, la presse a fait connaître plusieurs cas de patients atteints de maladies cardiaques qui avaient succombé à la grippe faute d'avoir pu trouver un lit et des soins appropriés dans les services d'urgences. Et ce qui rend ces cas encore plus révoltants, c'est l'attitude des directions hospitalières qui, plutôt que d'ouvrir de nouveaux lits quitte à enfreindre leurs sacro-saints objectifs financiers, se sont bornées à se renvoyer les malades les unes aux autres, comme de vulgaires ballons.

C'est qu'aujourd'hui, les lits hospitaliers et en particulier ceux des urgences doivent être " rentables ". Il y a vingt ans encore, la norme aux urgences était d'avoir 25 % de lits disponibles en réserve. Aujourd'hui, cette réserve est descendue à 5 % et il suffit de très peu de choses - bien moins qu'une épidémie de grippe - pour qu'il n'y ait plus aucune réserve.

Un problème social

Il y aurait donc au moins 100 000 grippés sans aucun suivi médical. C'est une estimation qui vaut ce qu'elle vaut. Or, les chiffres officiels concernant les victimes de la dernière épidémie de grippe, celle de l'hiver 1989-90, viennent justement d'être rendus publics : elle avait fait 26 000 morts. Alors, même si l'épidémie actuelle est moins importante, pour l'instant en tout cas, il faut quand même s'attendre à ce que les victimes se comptent par milliers.

D'autant qu'en 1989, le NHS souffrait déjà de l'austérité mais pas encore des réformes introduites depuis. Mais surtout, les facteurs sociaux qui, en plus de l'austérité hospitalière, étaient derrière les 26 000 morts de 1989, se sont aggravés depuis. Une bonne partie des victimes d'alors étaient des personnes âgées atteintes de maladies cardiaques ou pulmonaires chroniques pour qui la grippe fut fatale faute d'un suivi médical. Pour la plupart elles appartenaient aux couches les plus pauvres de la population. Non seulement elles faisaient partie de ceux pour qui l'accès à la Santé était le plus difficile mais en plus, bien souvent, elles n'avaient pas même les moyens de se chauffer régulièrement, faute d'argent.

Or, depuis 1989, la fraction de la population qui se trouve dans cette situation a augmenté de façon significative. Avec la privatisation de l'électricité, les factures ont augmenté rapidement pendant que le pouvoir d'achat des retraites d'Etat dont vivent la majorité des personnes âgées est descendu en flèche.

Et pendant que les " libre-services médicaux ", ces centres médicaux privés où l'on peut avoir une consultation sans attente ni rendez-vous mais à prix d'or, se multiplient dans les gares et quartiers d'affaires londoniens, les hôpitaux ferment et les médecins disparaissent dans les déserts industriels de la crise, laissant les retraités sans couverture médicale aucune.

Avant d'arriver au pouvoir, les Travaillistes avaient pris pour cheval de bataille le retour du NHS aux " grands principes " qui avaient présidé à sa mise en place en 1945 - celui de l'accès égal pour tous. S'il est vrai que ce grand principe n'était jamais passé vraiment dans la réalité, les années Thatcher lui avaient tourné le dos ostensiblement. Mais sitôt au pouvoir, Blair a repris à son compte les réformes de Thatcher, en les poussant encore plus loin, tout en présidant à une polique qui appauvrit encore plus la fraction la plus pauvre de la population. Et bien plus que la " calamité naturelle " de la grippe, c'est cette politique que la population pauvre est en train de payer.

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